Entretien

Kyoko Kitamura & Carl Testa

Kyoko Kitamura et Carl Testa sont deux musiciens bien connus des amoureux des musiques créatives et du jazz outre-Atlantique. La chanteuse, qui sort coup sur coup deux albums, a été entendue avec Steve Coleman ou Joe Morris. Quant au multi-instrumentiste Carl Testa, c’est un habitué des projets de Tyshawn Sorey. Ils ont en commun de s’occuper, avec d’autres musiciens comme Taylor Ho Bynum, de la Tri-Centric Foundation. Une organisation en charge de la popularisation et de la transmission de l’œuvre d’Anthony Braxton, dont ils sont tous de proches collaborateurs.
Une démarche rare du vivant d’un compositeur, qui concourt au statut particulier d’Anthony Braxton dans la musique actuelle, mais aussi à la profusion de documentation disponible à propos de sa musique. L’occasion de parler de Braxton, bien sûr, mais aussi d’une démarche musicale et intellectuelle d’une rare richesse.

- Pouvez vous nous expliquer le rôle de la Tri-Centric Foundation ? Pourquoi est-ce une nécessité de transmettre la pensée d’Anthony Braxton ?

Kyoko Kitamura : La Tri-Centric Foundation est une organisation à but non lucratif qui soutient le travail actuel et l’œuvre en devenir d’Anthony Braxton, tout en incitant la prochaine génération d’artistes créatifs à poursuivre leur propre vision avec le même idéalisme et la même intégrité dont Braxton a su faire preuve durant sa brillante carrière. Par son choix de l’innovation, de l’autonomie et l’ambition artistique, notre organisation cherche à créer et à donner les clés d’un nouveau modèle de liberté artistique, et offre un soutien à ceux qui recherchent une créativité « trans-idiomatique » [1].

Kyoko Kitamura © Michael Weintrob

Sur un plan plus personnel, j’ai eu récemment l’occasion d’enseigner la musique d’Anthony Braxton à un ensemble de jeunes. J’ai constaté que sa musique peut toucher des musiciens de douze ans. Anthony a conçu ses propres systèmes créatifs en matière de musique, et leur étude a aidé les jeunes musiciens à remettre en question les structures et les méthodes préexistantes, à sortir des sentiers battus. Espérons que cela leur permettra de trouver quelque chose dont ils n’avaient pas conscience auparavant, et pas seulement en musique. Penser hors des normes est utile dans toutes les situations de la vie.

En ce qui concerne Tri-Centric en tant qu’organisation, je pense que nous avons beaucoup de chance d’avoir pour directeur artistique le compositeur lui-même. Une grande partie de notre mission est de nous assurer que nous prenons bien soin de la musique d’Anthony, à la fois les partitions et l’audio, afin que d’autres puissent continuer à interpréter sa musique. On ne peut l’apprendre uniquement en regardant ses partitions : il y a une composante orale qui est destinée à être transmise en personne. Comme le compositeur est présent avec nous, nous pouvons aller directement à la source et poser des questions, et nous pouvons aider d’autres musiciens à en apprendre davantage sur chaque composition et sur la façon dont elles sont interprétées.

Penser hors des normes est utile dans toutes les situations de la vie

Parallèlement, nous recherchons des enregistrements anciens. Je pense par exemple à Solo (Carnegie Hall) 1972. Voilà un enregistrement qui a été découvert par un musicien new-yorkais de mes amis en 2012. Il avait acheté à une de ses connaissances une collection de bandes magnétiques ; l’une des boîtes contenait cet enregistrement, qu’il m’a demandé d’authentifier. Il s’est avéré que c’était le seul enregistrement connu du concert solo d’Anthony au Carnegie Hall en 1972... En d’autres termes, nous essayons de trouver tout ce qui concerne Anthony et de voir si nous pouvons le conserver en toute sécurité

- Est-ce que la fondation interagit avec Anthony Braxton sur certains projets ?

KK : L’organisation ne s’immisce pas dans le processus de composition d’Anthony. Nous interagissons sur la manière dont la composition sera produite, que ce soit pour un enregistrement ou une performance. Mais le processus de composition reste uniquement celui de Braxton.

En ce qui concerne ses opéras, Anthony passe de nombreuses années à les composer et montre périodiquement son travail en cours à certains d’entre nous. C’est une expérience unique et vraiment magique. J’ai toujours l’impression que je découvre sa musique pour la première fois. Sans doute parce que sa méthode de composition opératique englobe toutes ses idées philosophiques et musicales, de ses Tri-Axium Writings [2] à son système musical le plus récent... Et il y a tant de choses que je ne maîtrise pas ! Je suis toujours une débutante en ce qui concerne la musique d’Anthony Braxton !

Tri-Centric

- Comment découvrez-vous les partitions ? Y a-t-il encore pour vous des phases de découverte du langage braxtonien ?

KK : En termes de « découverte » des partitions, nous collectons, cataloguons et étudions des partitions en provenance de différents endroits où elles ont été conservées, y compris la maison d’Anthony, l’Université Wesleyan où Anthony a enseigné pendant de nombreuses années et même des ensembles ayant interprété tel ou tel morceau. Carl Testa peut vous en dire beaucoup plus sur ce processus...

Carl Testa : Anthony a utilisé tellement de méthodes de composition qu’il y a toujours de nouveaux aspects de sa musique à découvrir. Il est particulièrement éclairant d’observer des compositions plus anciennes... la façon dont Braxton a revisité certains concepts plus tard dans ses compositions. Par exemple, « Composition No. 127 », pour quatre instrumentistes et ensemble de danse, préfigure quelque peu sa dernière grammaire en date, Pine Top Aerial Music for musicians and dancers.

KK : Pour en revenir aux partitions, voici un exemple de la manière dont je les étudie en tant qu’interprète. Anthony est un auteur prolifique. Lui, Taylor Ho Bynum et moi avons joué en trio en 2016. Nous avons utilisé des extraits d’opéras que j’avais déjà interprétés auparavant, ainsi que des partitions de Ghost Trance Music sur lesquelles je n’avais jamais travaillé. Une partie de la musique est remise le jour du concert, ce qui ajoute à la fraîcheur du spectacle. C’est à la fois excitant et terrifiant ! Quand on est musicien dans un contexte comme celui-là, on a intérêt à être très bon en déchiffrage à vue !

Anthony Braxton © Franpi Barriaux

Autre exemple : en janvier 2017, j’étais chargé de l’enregistrement de toutes ses compositions SGTM (Syntactical Ghost Trance Music) avec une chorale de 12 personnes nommée Ensemble vocal Tri-Centric. Ces compositions peuvent incorporer à la performance ce que l’on appelle un « matériau tertiaire », ce qui signifie que nous pouvons utiliser d’autres compositions d’Anthony comme matériau d’improvisation dans les compositions SGTM. Cela m’a permis non seulement d’étudier toutes ses compositions SGTM, mais aussi de parcourir sa vaste partothèque collectée et d’en apprendre davantage sur ses autres compositions. Pour tout cela, nous devons beaucoup à Anne Rhodes, une magnifique chanteuse qui travaille souvent avec Braxton. Elle participe au catalogage des partitions (elle est également bibliothécaire). Nous avions d’ailleurs été interviewées toutes les deux pour Sound American (en anglais) par Nate Wooley.

- Quand deux membres de la Tri-Centric (Taylor Ho Bynum et Kyoko Kitamura) enregistrent Geometry of Caves->3476070, êtes-vous influencés par la grammaire de Braxton ?

KK :Très certainement. Les quatre membres du quartet Geometry - Joe Morris, Tomeka Reid, Taylor Ho Bynum et moi-même - ont joué avec Anthony Braxton. Je crois que l’expérience partagée avec Anthony Braxton et sa musique renforce notre échange musical. De même, le fait d’avoir lu le livre de Joe intitulé Perpetual Frontier : The Properties of Free Music, et de lui poser souvent des questions sur ce qu’il fait quand il improvise, aide à mieux comprendre ce que nous créons ensemble. Je pense que pour ce quartet toutes les formes d’expérience partagée, de communication et d’écoute, s’ajoutent à notre création collective.

- Vous considérez-vous comme les « enfants artistiques » d’Anthony Braxton ?

CT : Je pense vraiment que Braxton a eu une énorme influence sur la musique, les musiciens et les auditeurs en général. Je pense que toute la génération de la Creative Music après celle de Braxton est influencée d’une certaine manière par son travail. Il est si vaste !

Je pense que toute la génération de la Creative Music après celle de Braxton est influencée d’une certaine manière par son travail. Il est si vaste !

KK : Anthony Braxton est certainement ma plus grande influence musicale et mon mentor. Je me considère comme une disciple de sa musique. Cependant, contrairement à beaucoup de ses collaborateurs tels que Taylor, Mary Halvorson, James Fei, Chris Jonas, Carl Testa et d’autres, je n’ai jamais été son élève au sens académique : j’ai seulement chanté son opéra Trillium E. Comme j’aurais aimé avoir la chance de suivre ses cours à Wesleyan !

- Il est vrai que la plupart d’entre vous ont rencontré Braxton dans le cadre de son métier d’enseignant. Cela a-t-il grandement influencé votre action actuelle dans Tri-Centric et votre propre langage musical ?

CT : J’ai rencontré Braxton pour la première fois début 2003 ; j’étais en deuxième semestre à l’Université Wesleyan. À partir de ce moment-là, je me suis inscrit à ses cours à peu près à chaque semestre. Son influence se fait sentir dans presque tous les domaines de ma musique. J’y trouve sans cesse de nouvelles traces de son enseignement et de son travail. Je pense qu’il est bon de remarquer que si Anthony a eu beaucoup d’étudiants, aucun d’entre eux ne lui ressemble vraiment. Chacun a trouvé sa propre voix dans sa musique et je pense que c’est la plus grande leçon de son enseignement.

- Qu’est-ce qui préside au choix des publications musicales de la Tri-Centric Foundation ? Comment se fait la sélection ?

CT : Pour les enregistrements audio, la décision sur ce qui doit être publié ou non vient de notre directeur artistique, Braxton. Il décide quel projet est le plus important pour le label New Braxton House.

- Comment expliquez-vous cette nécessité pour AB de tout documenter ? Est-ce une approche encyclopédique ? La volonté de cartographier une pensée complexe ?

KK : Je ne peux pas répondre pour Anthony ; je ne peux répondre que pour notre organisation. Nous pensons qu’il est important, autant que possible, de documenter correctement son travail afin que les autres et les générations futures puissent avoir accès à ces documents. Si c’est perdu, c’est perdu… alors autant que les archives restent en sécurité !

CT : J’ai écrit un peu sur la nature prolifique de Braxton dans cet article :

« L’EEMHM offre un aperçu de l’esthétique générale de Braxton ainsi qu’une explication (parmi d’autres) de la préférence de Braxton pour les coffrets multi-CD et une nature prolifique en général. Braxton n’a pas montré beaucoup d’intérêt pour le montage de sa musique enregistrée. Sa préférence va à la parution de chaque performance ou session qui se révélerait satisfaisante. Il veut avoir le maximum de possibilités pour que les « expérimentateurs amicaux » [3] puissent ensuite créer leur propre expérience avec le matériel proposé. Pourquoi éditerait-il la musique qui a été enregistrée quand il veut que ses auditeurs puissent expérimenter la totalité de ce qui est possible et créer leur propre expérience ? Braxton ne demande pas à l’auditeur de s’approprier tous les détails de chaque enregistrement (même si c’est certainement possible) ; il veut juste offrir aux auditeurs les ressources nécessaires pour créer leur propre version et assurer la diversité et la multiplicité de son volumineux catalogue sonore. »

Carl Testa © Rob Miller

- Pourquoi avez-vous choisi de sortir ce coffret autour de Charlie Parker ? Au-delà du plaisir musical, est-ce le souhait d’en faire une documentation universitaire ?

CT :Je crois que Braxton a estimé qu’il y avait tellement de bonne musique enregistrée à l’origine lors de cette tournée en 1993 qu’il était dommage que deux disques seulement soient sortis à l’époque. Il voulait montrer l’ampleur et la portée de ce groupe et il était donc important de sortir tous les enregistrements. Sextet (Parker) 1993, cependant, n’est pas une sortie « académique » typique, où la musique est présentée dans l’ordre où elle a été enregistrée, où de multiples prises de chaque pièce sont présentées les unes après les autres.. Braxton a séquencé la musique pour créer 11 albums différents. Il voulait donner la priorité à l’acte d’écouter chaque disque comme un tout.

- D’autres objets, d’autres projets sont en préparation ?

KK : Comme je l’ai dit tout à l’heure, je travaille actuellement à la production d’un coffret de douze disques d’œuvres vocales d’Anthony Braxton interprété par 12 chanteurs et enregistré en janvier 2017. Cette version mettra en lumière le Syntactical Ghost Trance Music system d’Anthony et devrait être publié au début de 2019, sans doute en janvier.

CT :Comme Kyoko l’a mentionné, il y a ce coffret. Par ailleurs, certaines parutions de Braxton seront disponibles dans les prochaines années sur le label Firehouse 12 Records. Les informations ne tarderont pas !

par Franpi Barriaux // Publié le 16 septembre 2018
P.-S. :

[1Concept développé par Braxton qui depuis toujours a refusé de se laisser enfermer dans un genre, NDLR

[2Ouvrage philosophique et musicologique de Braxton paru dans les années 80, hélas jamais traduit en français, NDLR.

[3Friendly Experiencer, le nom donné, non sans humour, aux auditeurs par Braxton, NDLR.