Chronique

Gordiani, Desprez, Scarpa

21

Philippe Gordiani (g), Julien Desprez (g), Emmanuel Scarpa (dms)

Label / Distribution : Coax Records

Trois hommes et un chiffre : ainsi pourrait-on résumer en quelques mots l’album à la fois expérimental et éclectique imaginé par Philippe Gordiani, Julien Desprez et Emmanuel Scarpa. Sobrement intitulé 21, c’est une belle invitation à nous débarrasser de tous nos préjugés en assumant avec une fierté rageuse des amours électriques dont les racines plongent assez loin dans l’histoire de la musique anglo-saxonne.

Philippe Gordiani est un musicien qu’on a à l’œil, ou plutôt à l’oreille, depuis quelques années : en 2008, la guitare électrique de ce tiers de l’i.Overdrive Trio (Avec Bruno Tocanne à la batterie et Rémi Gaudillat à la trompette) avait attiré notre attention par sa relecture à la fois fidèle et iconoclaste de Syd Barrett, co-fondateur de Pink Floyd disparu d’abord dans les méandres de sa folie puis définitivement en 2006. Gordiani, à l’évidence, est de ceux qui ont plus que de raison goûté aux saveurs électriques du rock et de la guitare, n’hésitant pas à asséner ici ou là des déflagrations à leur voisinage immédiat et à faire crisser les pneus de leur embarcation à grands coups de cordes... Ce monsieur – tout comme les deux camarades du trio aujourd’hui constitué – aime fouler au pied les codes de l’éthique jazz, et on devine que les querelles de chapelles ne sont pas pour lui une préoccupation quotidienne. Rock, jazz, musique minimaliste ou sérielle, improvisation, tout ça ne compte guère, c’est l’imagination et l’invention qui l’emportent sur tout le reste. En 2010, sa participation au protéiforme et insoumis Libre(s)Ensemble, avait fait subodorer chez lui des amours crimsoniennes non dissimulées : en composant « From KC to Gawa » par exemple, Gordiani se plaçait dans une filiation directe avec l’univers de Robert Fripp (et particulièrement celui de la période 1972-1974). D’ailleurs, vous l’aurez compris : KC... King Crimson ! L’année dernière, il commettait une nouvelle incartade et déjouait d’autres mystères sonores et métalliques dans l’Alphabet de Sylvain Rifflet, lui-même expert en modelage de la matière musicale ; les allusions « frippiennes » y affleuraient aussi, çà et là, en particulier sur une composition intitulée « Electric Fire Gun »...

Dans ces conditions, une alliance avec deux musiciens dont le récent passé comme l’actualité montrent toute l’ouverture d’esprit et le sens de la transgression ne peut que susciter l’impatience chez toute personne avide de découverte. Desprez et Scarpa sont, entre autres, de l’expérience Radiation 10, et donc du collectif Coax : voilà qui donne une idée de leur pedigree et de leurs compétences en matière de distillation musicale. Adeptes de la routine et du confort des habitudes, passez votre chemin.

21, c’est un nombre qui peut signifier pas mal de choses. Officiellement, le chiffre traduit l’équation instrumentale du groupe : 2 et 1, deux guitares et une batterie, ce qui signifie que l’idée du power trio si cher au rock est ici légèrement pervertie puisque la basse n’est pas invitée à la fête - une fête très électrique comme on le constate dès les premières mesures de « Siècle 21 ». Tiens tiens... un autre sens à donner au chiffre 21 ? Quand on a fait le constat de la référence « crimsonienne » de cette entrée en matière, on se dit qu’il y a, là aussi, un clin d’œil appuyé à « 21st Century Schizoid Man », premier missile envoyé par le groupe à la fin des années 60 et qui restera comme l’une des pièces maîtresses de son répertoire.

Les deux guitares ouvrent la porte sur de drôles d’espaces hypnotiques, à coups de gifles ou de grondements, endossant parfois le costume de cette basse qu’il faut bien faire de temps en temps entrer en scène (« 14 (21) »). Elles se répondent en échos d’acier, coulent des mélodies inquiètes ou vrombissent, jouant la complémentarité de leurs textures, entre acidité et onctuosité. Tantôt propulsive et obstinément rock - pesante s’il le faut -, tantôt liquide lorsqu’elle se love plus délicatement dans l’intrication des cordes (« Trois couloirs »), la batterie d’Emmanuel Scarpa est au-delà de la force de frappe. Mais attention, si la référence à King Crimson est revendiquée (« Siècle 21 » comme on l’a dit, mais aussi « 3E3 » dont le cœur ne déparerait pas sur Larks Tongues In Aspic ou Starless And Bible Black), il serait injuste de laisser penser que 21 est un ersatz de l’idiome frippien et de ses fractures du début des Seventies. Trente ou quarante ans ont passé, les expériences se sont accumulées et les influences agrégées, permettant l’éclosion de mondes parallèles. Si les couleurs sont souvent voisines et les oppressions connexes, le trio sait inventer son propre cheminement, entre mystère et ébullition des métaux. Sa science de l’improvisation, ses interrogations sonores (« BzZ », « 258 B », « Fenêtre de droite »), ses déphasages (« Ouverture »), ses appels lancés haut et fort (« 258 A ») sont autant de cartes dans le jeu d’une musique qui ne demande qu’à se fondre dans une « Coda 21 » presque apaisée.

Il y a dans 21 tout ce qui fait qu’on aime la musique : l’énergie, l’imprévu, le mystère, une singularité tour à tour incantatoire et curieuse de paysages à défricher. En quarante minutes, Gordiani, Desprez et Scarpa mettent les doigts dans la prise de leur imaginaire et zèbrent de leurs éclairs un ciel orageux qui ne demande pas mieux qu’on lui fasse ainsi frissonner les étoiles. On n’est pas loin du coup de foudre !