Tribune

Cecil Taylor (1929-2018)

Hommage au pianiste américain


Photo : Jacky Joannès

S’il est une information dont on peut éperdument se moquer, c’est bien celle qui nous apprend la mort du pianiste américain Cecil Taylor. La raison en est d’ailleurs très simple : Cecil Taylor n’est pas mort, Cecil Taylor ne mourra jamais.

Borné qu’il est désormais par ses dates de naissances et de mort (25 mars 1929 à Long Island City – 5 avril 2018 à Brooklyn), Cecil Taylor entre, en effet, immédiatement et sans besoin de monter un procès en canonisation, dans le saint des saints des grands créateurs du XXe siècle, au côté des déjà bienheureux Thelonious, Coltrane, Miles et Ornette dont il a partagé les mêmes décennies de grande frénésie créatrice, de la fin des années 50 au début des années 70, époque dont il constitue un jalon inévitable.

Cecil Taylor à Nancy Jazz Pulsations 1988 par Jacky Joannès

Se désintéresser de l’état définitif et immobile dans lequel s’est glissée l’enveloppe physique de celui qui se nommait, pour l’état-civil, Taylor, et se double-prénommait Cecil et Percival, n’est pas un déni de réalité. Bien au contraire. Si nous pouvons affirmer qu’il continue de vivre par-delà l’arrêt de son existence physique, c’est que toute sa musique brûle d’une vitalité qui se joue du temps et le déborde.

En concert, Cecil devant un piano (ou autour : ces fameux pas de danse le préparaient à une transe dans un rituel sacrificiel convoquant les mânes des Indiens d’Amérique avec lesquels il était en lien par une grand-mère maternelle) n’est pas là pour présenter au public une copie animée de répétitions raisonnées construites en amont. Le travail complexe auquel il s’astreint, ses réflexions poussées sur les lois harmoniques, ses stratégies architecturales, sa gymnastique physique pour conserver le tonus indispensable sont uniquement là pour réunir les conditions qui feront jaillir, dans l’absolu de l’événement scénique, une énergie torrentielle. Mordante et profuse, cette dernière s’appuie sur un dépassement du chronologique dont elle remplace l’écoulement par des notes plus nombreuses que les secondes qu’elles comblent.

Cecil Taylor à Nancy Jazz Pulsations 1988 par Jacky Joannès

De là, ce moment qui, lors de longues plages-fleuves, peut durer, naître de lui-même, avancer par vagues de fond, comme celles qui agitent l’océan, suspendre, annuler, annihiler le temps, dans une inventivité chaotique (rien d’anarchique là-dedans, juste une mathématique du chaos) qui rugit de sa propre jouissance. En chaman percussionniste, sur le blanc et noir de l’ivoire, ce grand agitateur d’harmonie embrasse toutes les esthétiques et toutes les cultures de son siècle (en cela bien né, il était prédisposé au croisement par des origines indiennes, écossaises et africaines) et les fond dans un grand creuset d’où s’échappe une lave brûlante et ininterrompue.

Pas pour autant solitaire, leader charismatique d’un collectif variable dévoué à sa cause, le fidèle saxophoniste Jimmy Lyons à ses côtés (mais aussi Archie Shepp, Steve Lacy, David S. Ware, Evan Parker), Leroy Jenkins (violon), souvent, et de nombreux batteurs également telluriques (Dennis Charles, Andrew Cyrille, Han Bennink, Paul Lovens) entretiennent et/ou ravivent le feu et le portent vers l’incandescence. En duo au côté de Mary Lou Williams (1978), de Max Roach (batteur encore) pour des concerts d’anthologie (1979), ou de Derek Bailey (1989), Cecil Taylor est résolument lui-même et sert de modèle inimitable (il est un trou noir pour qui voudrait trop le copier, ses élèves sont condamnés à se trouver) pour les générations qui lui succèdent.

Aujourd’hui, Aruán Ortiz, Craig Taborn, Kris Davis, Alexander Hawkins, Matt Mitchell, Agustí Fernández, Christine Wodrascka lui sont redevables (en creux Benoît Delbecq également). Qu’importe alors qu’il ne soit plus - outre la tristesse de ne plus être son contemporain, il vit à travers les autres mais surtout l’impulsion qu’a été son œuvre, cette étincelle sauvage qui embrase l’univers en un instant, porte loin sa lumière et ne pourra jamais s’éteindre.

Mieux : elle éclaire désormais une route.