Entretien

Christelle Séry et l’architecture du sensible

Rencontre avec la musicienne du Moger Orchestra qui porte l’interdisciplinarité en bandoulière.

Guitariste pluridisciplinaire, Christelle Séry a longtemps été classée un peu trop rapidement dans le champ des musiques contemporaines, ses participations aux ensemble Cairn ou Intercontemporain à l’appui. Pourtant la musicienne du Moger Orchestra, l’une des très belles surprises de cette année 2024, agit depuis longtemps dans toutes sortes de domaines : la danse bien entendu, mais également le jazz et des musiques improvisées. Archétype de la musicienne qui peut façonner le son d’un grand orchestre, elle est ainsi très demandée, de Nautilis à l’ONJ de son homologue Fred Maurin. Rencontre avec une musicienne totale et enthousiaste qui sait donner à l’électricité une dimension charnelle rare, comme en témoigne son récent duo avec le tromboniste Jérôme Descamps. Une artiste entière.

Christelle Séry

- Christelle, pouvez-vous vous présenter ?

Je suis une musicienne amoureuse des musiques et du geste musical, grandissant au fil des rencontres. J’ai un parcours institutionnel classique (diplômée du CNR de Nice et du CNSM de Paris) et autodidacte en improvisation et musiques amplifiées, avec plein d’influences de cultures différentes. La guitare étant tellement partout sur la planète, je me suis frottée à la musique espagnole, à la country music étant enfant, à la chanson française, à la musique classique d’Inde du Nord, au rock, au jazz, à la musique de la pampa argentine, et récemment à la musique bretonne !

- On a le sentiment, notamment à l’écoute de votre disque solo paru en 2019 chez Onze Heures Onze, que votre approche de l’électricité est très charnelle, à fleur de peau. Est-ce que c’est une sensibilité qui vous est proche ?

Ça me fait vraiment plaisir que vous disiez ça ! Effectivement, ayant eu une pratique de la guitare acoustique dès mon plus jeune âge, je pense que mon jeu à l’électrique (plus tardif) s’en ressent dans le rapport tactile à l’instrument (avec la peau, les ongles, les objets) tout en adorant mélanger des gestes étranges avec les pédales d’effets pour trouver des sons inouïs. La discontinuité du dispositif instrument-pédales-ampli me joue parfois des tours et c’est un grand travail d’intégrer le fait que ce ne sont pas que mes doigts qui gèrent toujours les dynamiques ! Ce qui me plaît particulièrement dans le jeu à l’électrique, c’est tout le potentiel des sons tenus, des architectures de matières très organiques que l’on peut créer.

Aussi, ma récente formation de praticienne en gymnastique holistique n’est pas sans lien avec cette sensibilité à fleur de peau. Développer la proprioception par des mouvements inhabituels nourrit ma pratique instrumentale où j’ai souvent l’impression de faire corps avec mon instrument.

Il me semble impossible de faire de la musique contemporaine sans avoir une approche improvisée.

- Vous travaillez beaucoup dans la musique contemporaine, notamment au sein de l’Ensemble Intercontemporain. Comment utilisez-vous cette expérience dans votre approche de la musique improvisée ?

J’ai eu effectivement la chance de travailler avec l’Ensemble Intercontemporain, toujours dans des conditions luxueuses (de régie notamment), et de jouer avec des personnes extraordinaires au bagage musical solide, dans des programmes réjouissants. Mais c’est surtout avec l’Ensemble Cairn que je travaille depuis 25 ans déjà. Dans cette équipe, j’ai apprécié notamment de travailler sur la durée avec des personnes humbles et d’une grande exigence, où la fidélité de notre implication a permis de créer un son unique, des respirations communes et une qualité de jeu collectif vraiment remarquable.

Je dirais que ce sont des pratiques complémentaires : il me semble impossible de faire de la musique contemporaine sans avoir une approche improvisée, et d’improviser sans avoir l’oreille affûtée par des langages presque scientifiques que l’on peut trouver en tant qu’interprète. J’ai beaucoup œuvré dans ce domaine et j’ai développé des savoir-faire, mais j’avoue que je m’en éloigne un peu, car je trouve plus de sens existentiel dans d’autres contextes musicaux et aussi dans l’oralité qui, pour moi, n’a pas moins de valeur que l’écrit. Je pense souvent aux propos si essentiels de Lê Quan Ninh dans son Improviser librement : Abécédaire d’une expérience et notamment ce qu’il dit sur l’Art qui « a été confisqué par l’écriture, niant des siècles d’oralité (…) »… Il y a des histoires de prise de pouvoir et de propriété qui parfois me révoltent.

Christelle Séry © Franpi Barriaux

- Est-ce qu’il y a avant tout un goût pour la performance ? Quelles sont vos influences majeures ?

Oui : être sur scène est quelque chose qui me porte depuis toujours ; je disais « je veux être sur scène ! » à ma mère dans ma petite enfance, avant d’être musicienne (j’ai commencé par faire du théâtre), et pourtant j’étais timide. Il y a le goût du merveilleux de l’enfance que je peux exprimer sur scène, une liberté d’expression qui n’est pas toujours possible dans la société normative. J’aime proposer de la curiosité et du mystère au public, de la folie, et concernant le son en particulier, j’aime continuer à croire en l’art du son pour lui-même dans une situation de spectacle vivant, où auditeurs et joueurs sont réunis pour un temps dédié et partagé. C’est précieux.

Ce n’est pas rien d’être une femme musicienne dans la société et de continuer, même en vieillissant !

Étudiante à Paris, j’ai fait une énorme cure de culture, tant l’offre était riche… Je me suis nourrie en éprouvant toutes les pratiques avec curiosité. J’ai toujours beaucoup de plaisir à me laisser surprendre par l’expression artistique. Mes influences sont très variées, je ne sais pas par quoi commencer. J’aimerais parler ici de modèles féminins de musiciennes, avec qui j’ai eu l’occasion de jouer et qui m’ont beaucoup marquée, du côté du langage comme de la liberté : Sylvaine Hélary, Françoise Toullec, Géraldine Keller, Christiane Bopp, Eugénie Kuffler, Hélène Labarrière. Ce n’est pas rien d’être une femme musicienne dans la société (pas que chanteuse), et de continuer, même en vieillissant ! Je pense souvent à une phrase de Gloria Steinem : « Ne changez pas les femmes pour les adapter au monde ; changez le monde pour l’adapter aux femmes. ».
Je crois qu’il y a encore un grand chemin à parcourir pour que cela soit intégré comme des modèles possibles. Les médias grand public montrent encore sans cesse des chanteuses sur scène accompagnées de musiciens.

Christelle Séry

- On vous a entendue dans l’ONJ de Fred Maurin ces derniers temps, mais vous êtes également membre du Moger Orchestra. Quelle est votre approche du grand format ?

J’ai rencontré Fred Maurin lorsqu’il m’a demandé de rejoindre son trio Flamenco Punk avec Pierre Durand. C’était une belle rencontre et il m’a proposé par la suite d’intégrer le spectacle Dracula, formidable expérience tant humainement qu’artistiquement. Nous avons eu la chance de faire beaucoup de représentations depuis 2019. Le jeu en orchestre est vraiment une chose que j’apprécie : trouver le son, créer des interactions, prendre la parole au bon moment, sentir le collectif dans la pulsation, l’énergie. J’ai eu beaucoup d’expériences en orchestre classique et contemporain et j’ai effectué des remplacements à plusieurs reprises dans des ensembles de jazz français : le 1970 Miles de Serge Adam, plusieurs orchestres de Laurent Dehors, dans Moniomania il y a très longtemps, et j’ai joué aussi dans l’EGO de Gabriele Mitelli et l’octet Cabaret/Rocher. Je joue aussi avec grand plaisir dans l’ensemble Nautilis de Christophe Rocher, où il y a une grande liberté d’approche, une entente humaine formidable et des potentialités pour repousser ses limites.

Je crois que ce que j’aime dans le grand format c’est de me mettre au service du projet avec mes cultures multiples, d’apporter ce qu’on n’attend pas forcément d’une guitare électrique, en parallèle du côté traditionnel de mon instrument. J’aime aussi le groove, la façon de trouver ensemble comment gérer le tempo, les nuances, et comment faire pour que tout le monde trouve sa place.

- Pouvez-vous nous parler de la genèse du Moger Orchestra ? Et de sa philosophie ?

Il y a tout d’abord le quartet Moger [1], dont je ne fais pas partie mais qui m’a invitée lors d’un concert au premier festival Aérolithes. Il y a eu comme une évidence entre nous, et le groupe m’a proposé de participer à la version orchestrale de l’album There Must Be a Passage, à la fois en y apportant ma guitare, mais aussi en participant aux arrangements. Cela a été passionnant pour moi d’œuvrer sur ces morceaux si riches, tant musicalement que poétiquement. Je me suis emparée des champs lexicaux pour construire l’orchestration : j’ai explosé certaines formes en incorporant un « spécial » aux métriques changeantes, j’ai utilisé des techniques étendues sur certains riffs, inventé des chœurs et un petit théâtre instrumental sous-jacent.

Au départ c’est un groupe qui compose collectivement, et cela se ressent dans la fluidité du jeu, la justesse du propos. Les arrangements ont été faits sur mesure pour les personnes de la version à huit, et après quelques résidences et concerts, l’équipe s’est enfin stabilisée (il y a eu du mouvement au pupitre de violoncelle). Nous venons de faire un magnifique concert pour l’ouverture du festival de Malguénac. L’ensemble a mûri, chacun et chacune a trouvé sa place, la musique circule entre nous, et bien que ce soit très écrit nous gardons une place et un esprit pour les surprises. C’est vraiment un très bel orchestre, et une suite avec la même équipe va se mettre en place pour un nouveau répertoire, dont je serai force de proposition en terme d’écriture.

Christelle Séry

- Dans votre carrière, on a le sentiment que la pluridisciplinarité est la boussole…

Oui, c’est une grande chance d’avoir pu jouer jusqu’ici dans des contextes et projets complètements atypiques et avec des guitares différentes, dans des esthétiques variées. En cela, je rejoins un peu mon camarade Sylvain Lemêtre ! C’est sûrement grâce à l’enthousiasme qui m’anime en général, et puis le fait d’avoir des cultures et « savoir-faire » multiples. J’ai eu aussi la chance de faire des rencontres qui m’ont donné des ailes assez tôt. Après, ce n’est pas de tout repos et j’ai souvent l’impression que c’est un miracle de toujours être musicienne !

Toutes ces expériences contribuent à donner une souplesse, une adaptabilité, et je me sens grandie à tous points de vue. En fait j’ai l’impression de me former en permanence au gré des projets auxquels je participe.

- Plus récemment, on vous a entendue en duo avec le tromboniste Jérôme Descamps. Comment s’est déroulée cette rencontre ?

C’est un disque « miracle » puisque rien de tout cela n’était prémédité. L’an dernier, je suis allée rendre visite pour la première fois à mon frère qui vit à Tahiti depuis 15 ans. Comme toujours, j’emporte ma guitare avec moi, et un ami de Nautilis m’a donné le contact de Jérôme Descamps qui vit, joue, enseigne là depuis 25 ans. Il avait la possibilité de faire une session avec moi dans un studio sur la presqu’île, un lieu paradisiaque. Cela a été enregistré et Jérôme a proposé de faire des montages un peu comme on ferait un album photo pour immortaliser un évènement. Nous étions tous deux ravis de cette drôle de musique. Il a envoyé les pistes au label Cleanfeed, qui s’est montré enthousiaste, et voilà ! C’est incroyable…

Disponible à la rencontre et à l’écoute in situ : c’est une façon de se préparer quand on improvise

- Lorsque vous avez enregistré Te Ti’ama, aviez-vous en tête d’autres duos guitare/trombone comme celui de Samuel Blaser & Marc Ducret ? Comment prépare-t-on un duo avec cette instrumentation ?

Ce sont des influences dont Jérôme a parlé mais je n’avais pas du tout écouté ce duo ni d’autres avant cette séance.
Je peux dire quand même que Marc Ducret fait partie des guitaristes que j’ai souvent écoutés et dont j’apprécie l’approche instrumentale et esthétique. Son disque Qui parle ? est une grande référence pour moi.
Mais pour cette occasion je n’avais vraiment rien préparé de spécial ! J’étais juste disponible à la rencontre et à l’écoute in situ : en fait c’est une façon de se préparer quand on improvise : être là ici et maintenant !
Il faut dire que le lieu était déjà magnifique, l’accueil chaleureux : en arrivant, Patou (l’ingénieur du son) a cueilli pour moi une noix de coco et m’a appris à l’ouvrir avec un coupe-coupe, puis j’ai bu l’eau de coco… ça a commencé comme ça, comme un rituel ! Il n’avait jamais enregistré ni même écouté de musique improvisée et il était complètement en transe en régie en nous écoutant inventer en direct une musique qui vient d’on ne sait où, dont on est le relais avec nos oreilles et nos instruments, et qui probablement ne sera jamais rejouée. Je crois que ça a été une découverte pour lui - il faut préciser que c’est surtout du reggae qui sonne habituellement dans son studio !

- Quels sont vos projets ?

Nous venons de créer le duo Nadoz [2] avec le clarinettiste Etienne Cabaret, en donnant de beaux concerts début juin. Ce sont des compositions collectives qui ont pris le temps de naître, où nous explorons librement les fonctions ancestrales de la musique qui jalonne la vie des gens, le cycle des saisons. Nous avons trouvé un son qui nous correspond, plutôt rock, et je renoue avec l’utilisation de la voix qui m’a accompagnée dans mon parcours, sans qu’elle y ait toujours trouvé sa place.

J’aime l’idée d’être une guitariste utilisant sa voix et non une chanteuse qui s’accompagne à la guitare. Les prochains concerts seront en novembre en Centre Bretagne et j’espère ailleurs par la suite.

Mi-septembre, je retrouverai l’ensemble Nautilis pour une grande fête faisant la part belle à l’improvisation au Vauban à Brest, puis je serai en résidence de création avec l’ensemble Lovemusic pour l’opéra Partir de Grégoire Letouvet aux Ateliers Sauvages à Paris. En octobre, je retrouverai à Château-Thierry l’équipe de Cover, spectacle de la chorégraphe Maud Pizon où j’ai le plaisir de jouer et danser avec Olivia Scemama à la basse et Yuko Oshima à la batterie, puis suivront des concerts avec Nautilis dans un projet franco-brésilien, Abajur. En novembre, Moger Orchestra sera de retour à Rezé lors des rencontres de Grands Formats.

par Franpi Barriaux // Publié le 8 septembre 2024

[1Moger veut dire « mur » en breton, NDLR.

[2L’aiguille en breton.