Scènes

Le Mans prend les Tangentes

Retour sur le final du Festival Jazz Tangentes.


Piano Forte, photo Michel Laborde

Pour sa deuxième édition, le Festival Tangentes redonne sa place au jazz dans la ville du Mans et invite, du 15 au 18 mai, à découvrir une programmation éclectique qui fait la part belle à la musique créative. L’abbaye de l’Épau accueille, le dimanche, la clôture du festival lors d’une après-midi en déambulation.

Le jazz vit encore au Mans. Nous avions fait une croix dessus lorsque l’Europa Jazz, après plusieurs décennies d’activité et une histoire pourtant hors norme (des années 80 à la fin des années 2010, tous les grands musiciens de la scène américaine et européenne y sont passés), avait mis la clé sous la porte dans une confusion totale. Un gâchis.

Dans ces économies fragiles où les institutions jouent un rôle structurant mais sont aussi portées par des individualités fortes (Armand Meignan a été l’indéboulonnable président de Le Mans Jazz), tout peut donc disparaître du jour au lendemain… et tout peut aussi renaître sous une autre forme. Aujourd’hui la SMAC Superforma (sans le t) prend le relais. Autre temps, autre équipe, autre pratique. Elle n’a pas de lieu attitré sur le territoire manceau mais réunit plusieurs sites aux objectifs variés. Rock, rap, stars ou groupes moins connus jouent dans les salles de l’agglomération (L’Alambik, L’Oasis, Le Silo, La Salle Jean Carmet sur Le Mans ou Allonnes). En donnant accès à ses artistes et en permettant également le développement d’une scène locale, elle fait vivre le territoire.

Pour le jazz, impulsé par cette SMAC et soutenu par la DRAC, le département, la ville du Mans [1], c’est au collectif de musiciens 3h10 de se charger de la programmation. Un programmation actuelle et créative. Transdisciplinaire également.
Se succèdent ainsi durant quatre jours une diversité de propositions de musicien·nes locaux·les autant qu’hexagonaux·les : No Tongues à la Médiathèque Louis Aragon, le duo Mihisa (du groupe Electric Vocuhila) et Pomme de Terre d’Aymeric Avice au bar Le Lézard, ainsi qu’un temps à la librairie spécialisée BD La Bulle consacré à la parution de Strange Fruit, durant lequel le contrebassiste Guillaume Séguron et le dessinateur Stéphane Levallois improvisent chacun avec son outil.

Lynn Cassiers, photo Laurent Orseau

Comme à l’époque de l’Europa Jazz, le temps fort du festival a lieu le dimanche à l’Abbaye de l’Épau. Abbaye cistercienne du XIIIe siècle, parfaitement restaurée et désormais propriété du département, elle est une vitrine prestigieuse autant qu’un lieu d’accueil des plus agréables. D’autant plus lorsque les jardins qui l’entourent sont investis pour une promenade en musique.

D’abord sous un grand arbre ombrageux pour les musiciens. Le duo Straight Horn réunit les Tourangeaux Olivier Thémines à la clarinette et Henri Peyrous au saxophone. Sous cette forme simple, voire dépouillée, ils réinventent des compositions de Steve Lacy, John Carter, Wadada Leo Smith, Matthew Shipp notamment : un panthéon choisi des figures majeures de la Grande Musique Américaine. L’approche n’est en rien muséale, bien au contraire, l’interprétation est dynamique, parfaitement exécutée de surcroît, et la complicité évidente entre les deux musiciens met en mouvement tout un pan d’une mémoire qu’il est important de continuer à activer. Des effets de style ancrés dans une époque, des fulgurances sèches, des abstractions vigoureuses, une intelligence de la note font de cette forme duale, un instantané d’érudition vécu avec simplicité et vitalité. Un disque témoigne de cette entreprise.

Le concert terminé, son transat sous le bras, le public se dirige vers l’arrière du grand jardin, là où on cultive des plantes aromatiques, près des serres. Sous un petit chapiteau, pendant que tout le monde s’installe, attendent Christelle Séry, à la guitare électrique, et Marine Flèche à la batterie. Cette dernière est artiste associée pour la saison en cours de Superforma et inscrit dans ce cadre cette rencontre doublement improvisée. Les deux femmes jouent ensemble, en effet, pour la première fois ; elles jouent aussi ce qui ne sera plus jamais rejoué puisqu’aucune partition ne les guide autre que les impulsions du moment. De fait, après la légèreté de leur prédécesseurs et au vu de leur instrumentaire, on craignait un contraste brutal et bruyant, il n’en fut rien.

Tant la guitare de Séry qui parvient à rendre apaisant et doux le bruit brut, que la batterie aux rythmes languissants de Flèche, les voilà qui nous invitent à un voyage bref et suave pour lequel l’entente entre les deux musiciennes semble assez évidente. Glissant à la surface des choses, elles naviguent sans gouvernail ni hiérarchie, le voyage se dessine/décide dans l’instant et emporte les auditeurs avec soi.

Bojan Zulfikarpašić, photo Christophe Charpenel

Autre voyage quelques dizaines de mètres plus loin, sous un autre petit chapiteau où se serrent Lynn Cassiers et Jozef Dumoulin. Le public, toujours sur les transats et toujours sous le soleil, commence à avoir chaud. Pour une température plus fraîche comme pour coller au plus près de l’atmosphère transcendantale, le concert aurait pu avoir lieu dans une chapelle. Les claviers de Dumoulin, dont on connaît ici la riche palette sonore et sa capacité à rendre organique l’appareillage le plus électrique et électronique, proposent un doux brouillard d’où émerge la voix diaphane de Cassiers.

Lily Joel, le nom du duo, est un objet onirique rare. Traversant une série d’états incertains et vaporeux, il nous embarque à travers un archipel d’îles fantômes, quelques-unes habitées par des présences étranges, fortes mais lointaines. L’opposition d’une pleine lumière d’après-midi et d’un propos spirituel mystérieux est étrange ; déréalisant le jardin, oblitérant le temps par une usure poétique, il plonge l’auditoire dans un état de sidération cotonneux mais finit par perdre quelques spectateurs. Sans doute la trop grande continuité avec le duo Séry/Flêche manque-t-elle de contraste : l’endurance faiblit et l’attention se dilue.

Pour terminer l’après-midi et revenir à des formes plus conventionnelles, le public s’installe dans l’église de l’abbatiale où, sur scène, attendent deux pianos à queue et deux Fender Rhodes. Piano Forte réunit quatre personnalités connues du grand public : Bojan Zulfikarpašić (dit Z), Baptiste Trotignon, Eric Legnini et Pierre de Bethmann. 352 touches, 8 mains, 40 doigts et des configurations changeantes puisque, les uns après les autres, les claviéristes s’installent devant l’un ou l’autre des instruments. Si le groupe existe depuis 2019, il vient de signer un disque sorti à l’automne dernier dans lequel on retrouve des compositions de Keith Jarrett, Ahmad Jamal (ou plutôt Nat Simon à travers Ahmad Jamal et son Poincina), Joe Zawinul, Egberto Gismonti ou des partitions originales.

On l’aura compris : l’approche est traditionnelle et sensuelle. Le but est surtout dans le jeu. Plaisir des échanges, phrases qui se croisent, un peu de virtuosité par-ci, un solo bien senti par-là (et on confirme que Bojan Z est un pianiste hors du commun) rendent le moment agréable. Sympathique de surcroît puisque, sur scène, les musiciens sont dans une bonne entente. On se surprend, on joue à l’être, c’est selon. Le répertoire est su, mélodique en diable, enlevé ; il y manque sans doute un petit grain de folie qui aurait transporté le concert ailleurs. L’après-midi, par sa longue promenade, aura été cet ailleurs. Les retrouvailles réussies avec un jazz sarthois augurent un avenir en devenir, et si Jazz Tangentes se termine ce dimanche, tout ne fait désormais que commencer.

par Nicolas Dourlhès // Publié le 15 juin 2025

[1Mais pas la région puisqu’en Pays de la Loire, sous la gouvernance de la sarthoise Christelle Morençais, la culture n’est plus considérée comme un axe important de l’action publique pour consolider le vivre ensemble.