Une varappe sonore sur la Ligne de Crête
Un label qui mérite le rappel.
Ligne de Crête est un de ces labels qui font voyager. Porté par le violoncelliste Stéphane Clor et l’électro-acousticien Armand Lesecq, au sein d’un collectif très impliqué dans les musiques improvisées et les approches contemporaines du son, le catalogue proposé est de ceux qui font voyager dans l’écoute profonde pour peu qu’on s’y laisse prendre. Préférant les paysages nus aux forêts luxuriantes et les falaises qui se dressent aux vallons verdoyants, on avait pu goûter à la musique de Lesecq dans le passionnant quartet nuits que nous retrouvons ici pour un concert enregistré au festival Bruismes. Accrochez vos mousquetons, la descente en rappel va commencer…
Le hourvari, c’est la technique qui consiste, pour les animaux traqués, à revenir sur leurs pas pour effacer les traces et perdre les prédateurs. Appliqué à la musique, c’est le principe du déboussolement. Dans ce duo où la contrebasse de Nicolas Zentz, qui a joué avec Léa Ciechelski dans Circé, est centrale, Armand Lesecq est en charge du dispositif électronique. On avance dans ce paysage à pas comptés, dans une nappe profonde de l’archet à l’image de l’impavide « Mirage des roches » qui semble s’éteindre à mesure qu’on franchit quelque nouveau seuil. C’est une musique du qui-vive, presque irréelle dans son immobilité ; la tension de chaque écho nous oblige à faire attention à la moindre inflexion qui pourrait se révéler piégeuse, mais pourtant tout s’écoule dans un calme olympien, aux franges du silence. Pourtant, dans « Agitation des écorces », l’électronique de Lesecq vient bousculer un peu une contrebasse plus agitée. Dans cette atmosphère qui évoque un univers proche des expériences de Nicolas Souchal ou de Julien Pontvianne, il faut s’abandonner totalement, comme on se laisse dominer par la nuit.
Nuits, justement, est sans doute l’orchestre le plus représentatif de Ligne de Crête. Célébré il y a quelques mois pour un disque paru sur le label ami Eux Saem, qui publie la musique de Tom Malmendier et Émilie Škrijelj, c’est avec ce duo que Lesecq forme un quartet en compagnie de Stéphane Clor au violoncelle… Une chauve-souris entre deux lignes à haute tension, c’est l’image qui apparaît sur la pochette de ce concert enregistré dans le cadre du festival Bruismes organisé par Jazz à Poitiers.
On retrouve l’atmosphère patiente et, disons-le, magique de Latitude. L’accordéon de Škrijelj se mélange aux archets, domine une pulsation de pierraille, avance comme un esprit errant dans un désert de nuit noire. Encore une fois, un disque de Ligne de Crête est à la surface du sensible, jamais éloigné du silence. L’intérêt profond de ce volume est l’enregistrement en binaural, dans les conditions du concert. Il faut écouter ce disque au casque pour se plonger pleinement dans cet univers et laisser le charme agir.
Avec écho de terre, un disque réellement prenant, c’est Stéphane Clor qui se retrouve seul dans une expérience de spatialisation du son, proche de ce que pouvaient proposer Jean-Luc Guionnet et Thomas Tilly dans Stones, Air, Axioms ou plus récemment Robin Antunes avec Mons Tumba. Ici, Clor joue du violoncelle dans une ancienne base militaire désaffectée, dans un lieu un peu secret, très confiné. C’est le rebond du son, un masque naturel et supplémentaire qui est ensuite travaillé en production, jouant avec les ralentis et les traitements sonores. C’est à la fois étrange et poétique, on perd parfois le sens des sons, tant le violoncelle est parfois perclus d’effets. Dans une volonté de proposer une musique troublante qui agit sur les sens et fait réfléchir à la notion de sons, de nappes et de pulsations, Ligne de Crête travaille la matière brute avec beaucoup d’intelligence et d’inventivité. On ne peut qu’être séduit par cette démarche radicale et poétique qui porte son nom à merveille.