Chronique

Cie Dominique Pifarély

Trio/Peur/Impromptu

Affinités rares…

Dès les années 20, une abondante littérature écrite s’est efforcée de capter l’esprit du jazz sous des formes très diverses, dont la poésie. Parmi les premiers écrivains, Langston Hugues, Philippe Soupault, Pierre Reverdy, Charles-Albert Cingria… Plus tard, Jack Kerouac et ses poèmes de Mexico City Blues, The Last Poets et LeRoi Jones/Amin Baraka, André Hodeir et Anna Livia Plurabelle de James Joyce, Gil Scott-Heron, Steve Swallow et Robert Creeley ; plus récemment Yves Buin avec Fou-l’Art-Noir et la musique de Mimi Lorenzini, l’oratorio pour trompette et voix Clameurs de Jacques Coursil sur des textes de Franz Fanon, Edouard Glissant, Monchoachi et Antar… (liste non exhaustive).

La littérature accompagnant Dominique Pifarély depuis toujours, voici les trois premières productions d’un nouveau label créé par le compositeur, violoniste et improvisateur qui propose d’explorer principalement les relations particulières qu’il entretient avec/sur/entre écriture et improvisation, mots et sons, entre la littérature, la poésie et la musique.

« En alliant musique et texte, j’essaie de créer une troisième entité “autre”, que je ne qualifie pas de musique ni de texte lu… c’est une troisième voix qui induit une écoute flottante et requiert une sorte d’abandon », déclare-t-il dans un entretien paru sur Citizen Jazz.

Il faut savoir s’effacer devant celui (François Bon) qui, explicitement, dans son introduction de Impromtu, approche au plus près cette relation entre poésie et musique : « elles naissent de la même transe : bien sûr ». Destins croisés des poètes ; « l’abîme le plus noir a emporté Celan, les deux autres furent ses amis. Un ami du minéral, des cimes, Du Bouchet. Et l’affrontement corps qui peut désigner l’œuvre grave de Dupin… »

Il y a dans ces 21 poèmes « une communauté de pensée et de ressenti avec le chanteur, l’auteur et le lecteur » (dixit D .P.). Ainsi Dominique Visse, haute-contre célèbre dont le timbre et le chant désincarnés se combinent parfaitement avec les deux instrumentistes pour donner une musique de chambre contemporaine, certes austère (sans complaisance), s’intégrant parfaitement à la langue si particulière, au monde intérieur de chaque poète : ancrage dans la culture du peuple juif, prosodie sombre, souvent hermétique chez Celan ; exaltation de la profondeur de la vie tout en refusant l’éloquence chez Du Bouchet ; chez Dupin, qui travailla avec/pour les peintres, des formes brisées renvoyant aux questionnements et aux métamorphoses.

Dans Trio, Dominique Pifarély propose une formule classique violon-orgue-batterie très éloignée (voire à l’opposé) de celle qu’utilisèrent les musiciens du trio HLP (Humair-Louiss-Ponty), privilégiant la mélodie (allusion non référentielle). Ici, un travail sur le son en utilisant au maximum les ressources électroniques, recherches de timbres, équilibre délicat entre les instruments (« Tracé provisoire », « Tribulations »), découpage (hachures), déstructuration métrique, imbrications extravagantes, danse (retour à la mélodie lancinante, « Danserons-nous encore demain » ?)… recherches et aboutissements formel(le)s, organisations sonores de feelings et de climats : tel se présente ce trio dans ce CD, le plus « jazz » des trois toujours dans l’iconoclastie… avec la découverte de deux musiciens dont on retiendra les noms : Julien Padovani et Eric Groleau.

Avec Peur, retour à la parole, à la voix, celle de l’écrivain, du poète François Bon, le récitant de ses textes, avec la présence de François Corneloup (compère de D. P. dans le récent disque Next) au saxophone baryton, de l’électro-acousticien Thierry Balasse et d’Eric Groleau. Improvisation (« se jeter ; convoquer tout ce qu’on a appris, et l’oublier pour l’instant » dit Bon) entre/dans le texte et les sons, présence d’images, de rêves, de silhouettes, d’évocations (Rilke dans des morts)…

Plus qu’un exercice (qu’on dit souvent) périlleux d’interactions, d’interférences de voix, de voies, de climats, d’ambivalances, de textures, de sensations (Peur), « une question au monde, et, pour nous, entrer dans un étrange alliage » (F. B.). Impressionnant.

Impromptu (acdp 001)
Dominique Visse (haute-contre), Dominique Pifarély (composition, violon), François Couturier (composition, piano).
Poèmes de Paul Celan, André Du Bouchet, Jacques Dupin. Introduction de François Bon.
Im Lichte - Dominique Pifarély. Paul Celan, poète de langue allemande (1920-1970)
1/ Was uns. 2/ Schneid die Gebetshand. 3/ Ich kann dich noch sehn.
4/ Die mir hinterlassne. 5/ Die Mantis - Le surcroît François Couturier, André du Bouchet (1924-2001) 6/ Et c’est… 7/ Dans son bloc. 8/ Comme jusqu’aux pierres. 9/ Comme être. 10/ Usure des yeux. 11/ Heurter. 12/ Et c’est… (b). 13/ Plus d’air encore.
Impromptu Dominique Pifarély, Jacques Dupin (1927)
14/ Tout commence. 15/ Un alignement de barres. 16/ Abeilles ouvreuses 17/ Captives. 18/ Je me suis laissé prendre. 19/ Pour fuir. 20/ Parmi le jasmin. 21/ Ce qui ne se dit pas.
Enregistrement mars & juillet 2004

Trio (acdp 002)

Dominique Pifarély (compositions, violon), Julien Padovani (Hammond XK3, Fender Rhodes), Eric Groleau (batterie)

1/ Dans une avancée. 2/ Tracé provisoire. 3/ Circonstances. 4/ Tribulations. 5/ Danserons-nous encore demain ? 6/ La parole en éclats
Enregistrement mai 2008

Peur (acdp 003)

Dominique Pifarély, François Bon
François Bon (texte, voix), Dominique Pifarély (violon), François Corneloup (saxophone baryton), Eric Groleau (batterie), Thierry Balasse (électro-acoustique)

1/ Dehors (D. Pifarély / F. Bon). 2/ Paysage (F. Corneloup / F. Bon). 3/ Présent (D. Pifarély / F. Bon). 4/ Ville (D. Pifarély / F. Corneloup / F. Bon) 5/ Circonstance (D. Pifarély). 6/ Des morts (T.Balasse / F. Bon) 7/ Pour crier (D. Pifarély / F. Bon). 8/ Peur / 1 (E. Groleau / F. Bon) 9/ Peur / 2 (D. Pifarély / F. Bon)
Enregistrement avril 2008