Scènes

Emotion et Mouvance à Marseille

Compte-rendu du festival Les Emouvantes 2018


A pied, de la gare à la partie haute de la Canebière, débute déjà le festival des Emouvantes. Exaltant la dynamique des contrastes, éveillant l’ombre comme la lumière, la ville de Marseille provoque la richesse d’une histoire âpre et colorée. Là où la ligne des collines suit les variations du monde, là où les vestiges « d’une galerie à ciel ouvert » montre des portraits réalisés par Jean Faucheur, s’ouvre la grille d’une chapelle du 18e siècle.

Au théâtre des Bernadines, j’entre deux jours après l’inauguration du festival. Entre les colonnes de pierre s’écoute, non une série de concert, mais ce qui donne lieu aux rencontres d’Emouvances : la musique actuelle choisie par le contrebassiste Claude Tchamitchian.

Le Théâtre des Bernardines à Marseille.

« Emotion et Mouvance, je n’ai pas rayé ces deux mots sur ma liste quand je cherchais une appellation pour ma boîte à outil, la compagnie nationale Emouvance. Nous fêterons l’an prochain, les 25 ans de l’association, le label, la société de production, la huitième édition du festival (la cinquième a été annulée pour des raisons budgétaires). C’est ma manière de militer pour une famille musicale actuelle et vivante.
Nous sommes depuis deux ans en plein centre de Marseille au théâtre des Benardines, la disposition sonore de la salle nous permet d’accueillir les formes acoustiques minimalistes et les musiques amplifiées.
Je ne confonds pas style et musique, je suis un militant de la musique d’aujourd’hui, celle jouée par ceux qui l’ont écrite ou celle jouée avec une écriture réinventée, comme Tristano de Stephan Oliva et François Raulin. La musique vient de Lennie Tristano mais n’est pas jouée comme. Le répertoire est réinventé, c’est ça qui m’intéresse. Cette année nous avons pu faire une commande à Andy Emler (piano) qui a composé et joué « The Emovin’ Ensemble » avec Dominique Pifarély (violon), Matthieu Metzger (saxophone), Sylvain Daniel (basse électrique) et Eric Echampard (batterie). »

La musique n’exige qu’une seule chose de nous, qu’on la fabrique. Je ne me donne pas le droit de la rater.

Comme l’a souhaité Claude Tchamitchian, à deux pas du théâtre, au conservatoire Pierre Barbizet, un partenariat pour la transmission s’est ouvert.

« La musique n’exige qu’une seule chose de nous, qu’on la fabrique. Je ne me donne pas le droit de la rater. » Assis au milieu des musiciens venus s’initier aux processus qui mène à l’improvisation, le violoniste Dominique Pifarély déplie la difficulté d’accueillir des moments musicaux. « Confronter à la survenue du non prévu, dans une rigueur terrible, il faut pouvoir décider, modifier son geste instrumental en anticipant la capacité d’écoute de l’auditeur... Rester vif, aux aguets de ce qui a lieu, pour que ça ne dépasse pas, pour pouvoir passer rapidement d’un geste technique à l’autre. »

Dos à dos, deux musiciens décident individuellement d’un geste musical, ils l’imaginent porté sur leur instrument, l’écrivent mentalement puis le jouent. D’emblée confrontés à la décision d’arrêter leur forme musicale, Dominique Pifarély les oriente : « Le motif est le vôtre, il n’a pas de vie propre, vous pouvez décider de le couper quand vous voulez, c’est un objet musical ». « Il est très difficile d’affirmer son propos en se modifiant soi-même par-rapport à l’autre musicien. Je pense à la forme que je joue puis un événement arrive, il faut renoncer à ce à quoi on avait pensé, c’est mentalement très difficile. »
Comment faire si les décisions d’accueil prises par les musiciens ne sont pas assumées collectivement ? Ce sont elles qui donnent la forme et offre la prospective à la musique. Une éthique de l’esthétique, c’est ainsi que je pourrai résumer la master-class du violoniste.

Master-class de Dominique Pifarély au conservatoire.

L’« aventure acoustique » de Daisy Tambour, avec Catherine Delaunay (clarinette), Laurent Rousseau (guitare) et Olivier Thomas (mots) ne dérange en rien la mise en scène d’un théâtre de l’absurde où métaphores et métonymies s’enchaînent dans une logique implacable. Rires du public, fluidité de la musique et des mots rencontrent le drame d’une condition humaine. Une fête où l’impouvoir de la forme narrative nous fait sombrer dans la joie de l’absurde. Et de triste mémoire que dire de ceux qui aiment ce qui donne de la lumière aux tonnerres ? « J’aime ce qui éclaire le tonnerre… ».

Joce Mienniel associe les mouvements de sa musique aux variations des photos de Romain Al’L. Dissoute parmi les sons de la flûte, je me meus tel un point dans le dessin. J’explore l’image là où l’oreille m’entraîne. Je suis les lignes qui se déplacent, qui se recoupent, qui imprègnent un rythme à la performance. Les gestes du musicien et du photographe montrent la modernité dans un retour à l’immédiat telle la forêt qui reprend ses droits au ventre d’une usine désaffectée.

- Joce, si je vous dis la ligne en musique ?
« Verticalité, horizontalité, un rapport cinétique à la Mondrian ! Je suis vertical, ma flûte est horizontale, j’évolue avec mon instrument dans une sorte de biotope, à moitié végétal et à moitié urbain.
J’aime beaucoup les sons continus, je suis obsédé par le son continu. J’essaie de recréer une sorte d’énergie continue avec les sons dans la ville, dans le tunnel, dans la forêt (…), je passe dans différents lieux puis je reviens en ville. Là, je me retrouve seul dans ce même tunnel. Dans chaque tableau j’improvise et Romain improvise avec moi. »

les décisions ne nuisent pas au doute de leurs conséquences

Aveugle, je circule immobile dans la matière sonore avec Lé Quan Ninh solo. Murmures et frémissement des peaux, effleurement des cymbales, un, deux cailloux roulent, un son se frappe, la main se déplace, le triangle déploie ses harmonies… fermer les yeux et être là où est la lumière du son produit le silence. Le musicien pèse son geste, le mène jusque l’événement d’une musique qui se détache du public et de son silence. Lé Quan Ninh joue trois improvisations et deux pièces écrites. Il interprète une des réalisations possibles à la caisse claire de John Cage, Composed improvisation for snare drum alone (1990). « L’interprétation de la pièce de 8 minutes, doit suivre des règles de hasard, les paramètres sont préalablement tirés au sort. J’avais un deuxième mouvement très long, avec très peu de choses à faire. C’est une invitation à vivre ce qui se passe, même s’il y a de mauvaises surprises. C’est une opportunité pour écouter le silence, pour entendre l’ensemble des sons qui proviennent de l’environnement et qui n’ont pas d’intention de musique, finalement la vie. »
La deuxième pièce écrite est d’Alvice Lucier (1988) Silver Streetcar for the Orchestra : « Il y a des instructions afin que se révèle l’acoustique de la salle et la richesse harmonique de l’instrument. »
Qui aurait cru un triangle ? « Je change l’endroit où je frappe, où j’étouffe, je change le tempo et la dynamique. Ce sont les instructions. – exemple commencer le tempo à 320, le varier légèrement et arriver à un état de stabilisation après 20 secondes - ça change beaucoup la façon dont le triangle peut être entendu ! »

Claude Tchamitchian - photo C Charpenel

Il a donné de la place à chaque son, il a sorti les instruments de leur boîte historique, il change l’orientation de la musique au gré des rencontres instrumentales, ils sont un orchestre, ils sont virtuoses et pas un instant d’ennui, de vagabondage au-delà d’eux, pour un temps ils nous disent la force de la musique et de son partage. The Ellipse de Régis Huby Big Band [1] a clôturé le festival d’une « poétique du mouvement ».
Aux Emouvantes, le beau n’est pas un refuge mais une adresse à l’autre. Le temps ne s’y suspend pas, les décisions ne nuisent pas au doute de leurs conséquences.

« Je suis porté par une attitude musicale, peu de gens savent que j’ai beaucoup écouté et joué les standards de jazz durant ma jeunesse dans les clubs. Aujourd’hui il y a énormément de jeunes musiciens qui sont terribles ! » souligne Claude Tchamitchian.

par Valérie Lagarde // Publié le 4 novembre 2018

[1Régis Huby : compositions, violon
Guillaume Roy : alto
Marion Martineau : violoncelle
Marc Ducret : guitare électrique
Pierrick Hardy :guitare acoustique
Sylvaine Hélary : flûtes
Jean-Marc Larché : saxophone soprano
Catherine Delaunay : clarinettes
Pierre-François Roussillon : clarinette basse
Matthias Mahler : trombone
Illya Amar : vibraphone
Bruno Angelini : piano, fender rhodes, little phatty
Claude Tchamitchian : contrebasse
Guillaume Seguron : contrebasse
Michele Rabbia : percussions, électroniques