Craig Taborn, le maître de l’aléatoire
Entretien avec le pianiste au sujet de son approche instrumentale et de l’improvisation.
© Michel Laborde
De passage à Jazzdor Strasbourg, en novembre 2021, le pianiste Craig Taborn était en trio avec le grand percussionniste Ches Smith et la fantastique violoncelliste Tomeka Reid. Profitant d’un moment de calme, Craig Taborn raconte son rapport aux instruments, aux claviers et même à la guitare dont il joue également. Il aborde aussi sa conception de l’improvisation, le lien avec son environnement immédiat et son rapport au temps.
Plus de 10 ans ont passé depuis son dernier entretien dans nos colonnes et ses idées sur la musique se sont confirmées.
Auteur d’un très récent et nouvel enregistrement en solo, Craig Taborn n’en finit pas d’étonner son public et de confirmer - en proposant des musiques de plus en plus belles et universelles - son statut de musicien incontournable, l’un des rares musiciens à faire l’unanimité dans le monde du jazz.
Habitué des scènes internationales, il joue avec de nombreux.ses musicien.ne.s en dehors de son cercle proche, et il suit l’actualité de ses contemporains avec grand intérêt.
En janvier 2022, il se produit dans une longue tournée européenne en solo, de l’Islande à la Suisse en passant par la Norvège et la France.
- Craig Taborn
- Vous jouez dans différents contextes (piano acoustique, musique électronique, etc.). Comment ces pratiques interagissent-elles entre elles ?
Pour moi, parce que je fais de la musique électrique et électronique depuis que je joue du piano - j’ai commencé la même année - c’est juste la manière dont j’entends la musique. Toutes ces approches et tous ces sons font partie de ma perception de la musique. Ils ne sont pas nécessairement distincts dans mon oreille musicale globale. Je ne suis pas passé de l’une à l’autre ; elles ont toujours été présentes pour moi. Lorsque je pense à la musique, je ne me préoccupe pas vraiment de la distinction entre les deux. Même si je joue du piano, j’entends souvent des sons électroniques.
- Quand il s’agit de jouer de différents instruments, c’est aussi une question de technique, de pression, de clavier… pas seulement une approche musicale.
C’est vrai pour tout ! Chaque instrument, chaque clavier est différent. Le clavier du piano établit une connexion, immédiatement, avec le mécanisme de l’instrument. C’est une inter-réaction très spécifique. Avec les claviers électromécaniques, comme ceux du Fender Rhodes, il y a encore un élément de ce lien, mais à un certain moment, il se transforme en électricité. Il n’y a plus de réponse kinesthésique directe. Et pour d’autres synthétiseurs, c’est juste un interrupteur… vous savez !
Quand il s’agit d’improviser, ce qui vient en premier, c’est de faire le vide
- Quand vous jouez de la guitare, vous n’entendez pas la même musique que sur un clavier ?
C’est toujours différent. L’interface n’est pas la même, mais de mon point de vue, j’entends la même musique et j’utilise ce qui se trouve devant moi pour la restituer. La performance est la même. J’entends les sons dans ma tête et ensuite je me dis : « Oh, qu’est-ce qu’il y a devant moi ? Un piano. Alors qu’est-ce que je peux faire avec ça pour générer la musique que j’entends ? » Et cela permet d’appréhender une grande partie de ce qui est possible. Mais j’ai beaucoup plus d’aisance technique au piano qu’à la guitare.
- Comment construisez-vous votre solo ? Quelle est la première étape ? Préparez-vous quelque chose ?
Quand il s’agit d’improviser, je me lance. Ce qui vient en premier, c’est de faire le vide dans mon esprit. C’est comme vider le verre pour pouvoir le remplir. Et puis ça vient. Quand vous vous asseyez, vous vous demandez ce qui va permettre de le remplir. Par exemple, mais c’est un exemple extrême, si je n’ai pas d’idées qui viennent - ce qui peut arriver ! - aucune idée musicale claire, je suis planté dans un cercle en me demandant « qu’est-ce que je vais jouer ? ». Puis j’écoute mon environnement.
- C’est ce que vous appelez « observer et créer en même temps » ?
Si vous faites appel à votre environnement, vous pouvez obtenir quelque chose. Même quelque chose comme ça ! (Pendant quelques minutes, notre conversation est perturbée par le bruit d’un aspirateur). C’est ça, observer l’environnement. George Lewis disait : « L’improvisation, c’est se confronter à un environnement ». Je peux sonder l’environnement en fin de compte, mais cela peut être n’importe quel environnement. Vous vous accordez à votre environnement. Et très vite on entend quelque chose et si on joue, alors ce qu’on joue fait aussi partie de l’environnement. Donc très vite, vous vous écoutez vous-même, vous jouez. Il y a assez d’informations dans n’importe quel environnement. Nous n’existons pas vraiment en silence, à moins que vous ne soyez dans une chambre anti-écho ! Mais, même là, quand on y est, on n’entend que soi-même. Et c’est déjà beaucoup.
Le jazz est toujours aussi vivant. Je ne pense pas qu’il faille le changer ou le sauver.
- Votre nouvel enregistrement solo « Shadow Plays » est plus doux, moins abstrait. Que s’est-il passé sur cette scène à ce moment précis ? S’agit-il d’une nouvelle direction ?
Eh bien, le mot « direction » ne s’applique pas vraiment ici… J’étais juste en train d’improviser. J’étais à Vienne, avec ce piano dans cette pièce. C’était un grand piano, un type spécifique de grand Steinway D, dans une salle classique. Si vous aviez entendu le soir suivant - je suis allé à Berlin, jouer à l’Institut Français - c’était un concert différent. Mais peut-être y a-t-il un changement dans ma musique, peut-être ! Mais ce n’est pas encore une preuve.
- Vous participez depuis longtemps au renouvellement du langage musical américain. Comment est le jazz aujourd’hui ?
Le jazz est toujours aussi vivant. Je ne pense pas qu’il faille le changer ou le sauver. C’est la chose dont je m’inspire le plus en termes de processus. Pas nécessairement de manière esthétique, pour que ça sonne d’une certaine manière… Pour moi, ce n’est pas seulement une tradition. Le jazz est la preuve du besoin d’être sauvé par un changement ou de progresser. C’est un salut. Ce genre de choses sont des traditions vécues. Et il y a toujours quelque chose de nouveau qui arrive.
- Connaissez-vous bien la scène européenne ?
La communauté internationale, surtout de nos jours, avec les médias sociaux connectés, est très rapprochée, très interactive. Je connais beaucoup de musiciens européens. Je joue souvent en France aussi ; c’est mon sixième ou septième concert ce mois-ci en France (novembre 2021). En parlant de pianistes français, j’aime Eve Risser, Benoît Delbecq et beaucoup d’autres.
- Quel genre de musique aimez-vous écouter lorsque vous voyagez, courez, etc ?
Tout. On dirait que je lance ça comme un truc en l’air, mais c’est tout simplement la vérité. Je le fais vraiment. Je suis un « shuffle guy » quand j’écoute mes playlists.
- Craig Taborn
- Vous tournez beaucoup avec de nombreux projets différents (solo, trios, quartet, acoustique et électronique, etc). Vous n’êtes pas épuisé ? Et parmi tout cela, qui est le vrai Craig Taborn ?
C’est une bonne question. En fait, je ne suis pas épuisé ! Surtout après cette année de Covid, je n’ai joué pour personne pendant si longtemps, c’est si bon de remonter sur scène. Il y a un seul Craig Taborn, c’est sûr. Je pense que tout est là, chacun de ces groupes semble être un aspect différent de ma personnalité mais ce n’est pas le cas. Ils sont 100% moi !
- En quoi consiste la série web 60 by Sixty que vous lancez ?
C’est le témoignage d’un processus, l’exploration du temps passé. J’ai commencé à faire cela pour les improvisations au piano solo, comme des exercices. De combien de façons puis-je composer un morceau spontanément ? Et comment puis-je en faire l’expérience ? Cela a commencé par des pièces improvisées, des petites parties, et au bout d’un moment, ce n’était plus que des pièces de soixante secondes. Mais ça aurait pu être cinq minutes, une minute. C’est l’expérience du temps. J’ai donc décidé d’intérioriser cette minute et j’ai commencé à explorer différentes façons de composer sur cette durée. Certains des morceaux ne sont pas improvisés, d’autres sont des compositions, d’autres encore sont totalement improvisés, et je joue à la fois du piano et du matériel électronique. Les morceaux sont donc maintenant joués de manière aléatoire, avec différents airs, différents sons, du piano solo, de la musique électronique composée…
L’idée est d’ajouter d’autres morceaux. Il y aura toujours soixante morceaux.
C’est d’ailleurs une question conceptuelle : mon ami Matt Mitchell pense que je peux simplement en ajouter, les laisser tous dans le flux aléatoire, mais il y en aura toujours soixante en jeu. Mais je peux décider qu’il doit y avoir soixante pièces seulement au total. Cela dépend aussi de ce qui est possible avec le web designer, ce que je ne suis pas. Y a-t-il toujours un pool de soixante pièces ou un pool plus grand avec seulement soixante pièces en jeu ? De toute façon, dans trois ans, ce sera une œuvre totalement différente.
- Est-ce que vous utilisez ces petites compositions minute pour autre chose ?
C’est possible. On verra bien… Je ne l’ai pas encore fait, mais c’est possible !