Scènes

Dave Douglas et les instrumentations originales


Dave Douglas © H. Collon/Vues Sur Scènes

Dave Douglas a toujours fait preuve d’une curiosité qui le porte vers les instrumentations sortant du cadre classique du jazz. On retrouve ainsi au fil de sa carrière de nombreux enregistrements et formations faisant appel aux cordes (violon, violoncelle, guitare), au basson, à l’accordéon ou encore aux instruments électroniques. Les signes avant-coureurs apparaissent notamment dans le Mosaic Sextet et New and Used, Par exemple, le violon de Mark Feldman, le basson de Michael Rabinowitz. Leur apport - ici en association avec piano, saxophone, contrebasse et batterie -, ouvre des perspectives nouvelles sur le plan de la composition, des couleurs, ou pour les improvisations. Ces premières expériences permettent à Douglas, auteur de la majeure partie des deux répertoires, de travailler son écriture, et nourriront ses projets ultérieurs.

Son premier groupe sous son nom est un quintet intégrant, en plus de la trompette, un trio à cordes (violon, violoncelle, contrebasse) et une batterie. Parallel Worlds navigue entre musique contemporaine, formes libres, jazz et musique du monde. Prélude aux projets à venir, les trois albums du quintet « à cordes » proposent des morceaux inspirés par le panthéon de Dave Douglas : Stravinsky, Zorn, Woody Shaw, Messiaen, Steve Lacy ou Wayne Shorter. Ce groupe est remarquable par l’association des timbres : la trompette se marie merveilleusement avec les cordes de Mark Feldman, Erik Friedlander et Drew Gress ou Mark Dresser. Les timbres, avec un batteur coloriste comme Mike Sarin, et le dynamisme des lignes montrent bien ce que les cordes peuvent apporter au jazz moderne. Douglas développe ici un langage à cheval entre ces deux mondes - trop souvent parallèles - que sont le jazz et la musique contemporaine. Mais Parallel Worlds perpétue aussi sa relation étroite avec le violon et avec Mark Feldman, qui a débuté, on l’a vu, au sein de « New and Used », et qui va se poursuivre au sein de groupes plus récents (« Charms of the Night Sky », « Witness » le « DD3 »).

Convergence (Soul Note, 1998)

Comme souvent chez Douglas, les formations se multiplient et co-existent. Ainsi « Parellel Worlds » et le nouveau Tiny Bell Trio, qui tient son nom du club où le groupe jouait régulièrement. Avec Brad Shepik (guitare) et Jim Black (batterie), il propose une musique enlevée, jubilatoire, ludique, basée sur un investissement de tous les instants de la part des trois musiciens, avec un interplay étonnant. Le style doit beaucoup à la configuration du « Tiny Bell » (le club) : les trois musiciens jouent « collés » les uns aux autres, ce qui favorise l’interaction permanente. Jim Black émerveille par son inventivité rythmique et sa faculté de multiplier les couleurs percussives.

Quant à Brad Shepik, sa souplesse et ses échanges avec la trompette font de ce formidable trio un des sommets de la carrière de Douglas. Empruntant aussi bien aux musiques d’Europe de l’Est qu’à Brassens, Schuman ou Rashaan Roland Kirk, il a publié quatre disques, tous remarquables, avec un must : Songs for Wandering Souls.

Un des projets les moins connus de Douglas est consacré à la musique indienne : Satya. L’instrumentation : trompette, harmonium, tanpura, tabla. Il n’en existe malheureusement aucune trace enregistrée. On peut seulement préciser que Myra Melford y jouait de l’harmonium (tous deux ont d’ailleurs collaboré sur deux disques de la pianiste, cf. Les rencontres de Dave Douglas).

La suite de sa carrière tourne encore et toujours autour des cordes, cette fois accompagnées par un accordéon : le quartet « Charms of the Night Sky » fait lui aussi la part belle aux interactions et à la liberté de jeu. Toutefois, l’esthétique est différente : c’est une musique nocturne d’une étonnante poésie, avec un pilier majestueux en la personne de Greg Cohen à la contrebasse, un accordéoniste d’une modernité intrigante, Guy Klucevsek, et un habitué, Mark Feldman. Cette musique qui swingue discrètement puise son inspiration dans le folklore de l’Est européen.

Charms Of The Night Sky (Winter & Winter, 1998)

L’association de ces quatre instruments fait l’originalité de l’ensemble. Les mélodies magiques servies par la trompette font de ces deux albums des perles à pas manquer. « Charms of the Night Sky » a aussi servi de base à une collaboration avec la danseuse et chorégraphe Trisha Brown : El Trilogy. Dave Douglas et ses trois compagnons se sont associés à Susie Ibarra et Greg Tardy pour ce spectacle alliant danse contemporaine et jazz. Le disque se situe à la fois dans la lignée des deux premiers « Charms of the Night Sky » (première partie du disque) et dans une veine plus jazz, avec l’apport de la batterie, du saxophone et de formes plus ouvertes. Au final, un remarquable album, marqué par une évolution constante de la forme et du propos, et servi par un groupe au talent éclatant.

Aujourd’hui encore, Douglas se nourrit de ce que l’instrumentation apporte à son écriture et reste en constante recherche d’associations ouvrant de nouvelles perspectives. Dans ses initiatives récentes, on retrouve deux groupes très proches (on peut même penser que le premier est à l’origine du second) : le quartet de Bow River Falls, avec Louis Sclavis (clarinette), Peggy Lee (violoncelle) et Dylan Van Der Schyff (percussions), et son petit frère, Nomad, regroupant Michael Moore (saxophone et clarinettes), Marcus Rojas (tuba), Peggy Lee et Dylan Van Der Schyff.

Cette fois encore, tout l’intérêt vient des instruments : pas de piano (c’est souvent le cas), mais pas de contrebasse non plus (son rôle est tenu par le violoncelle et le tuba). Il en résulte une musique d’une grande légèreté, une couleur originale, très libre, une fraîcheur surprenante. Ces deux projets sont restés sans lendemain ; dommage… il aurait été intéressant de suivre leur évolution.

Depuis 2005, Dave Douglas puise dans trois expériences précédentes : « Sanctuary », « Witness » et « Freak In » [1]. Alors qu’il réfléchit à un groupe ajoutant l’électronique aux instruments acoustiques et électriques, il est contacté par The Paramount Center for the Arts qui lui propose d’illustrer des films muets qu’il a toute liberté de choisir. Il pressent alors Markus Strickland aux saxophones, Adam Benjamin aux claviers, Brad Jones à la contrebasse, Gene Lake à la batterie et DJ Olive aux samples et jette son dévolu sur les films de Roscoe « Fatty » Arbuckle, choisit « Keystone » comme nom de groupe (d’après ses « Keystone Cops ») et enregistre un premier CD/DVD. Les premiers concerts de « Keystone » sont accompagnés des films mais bientôt la musique s’émancipe et les films muets deviennent une source d’inspiration parmi d’autres. Pour ce qui est de la musique, ça groove beaucoup grâce aux unissons trompette/saxophones chauffés à blanc, au son « sale » de Benjamin, tout en saturation, à la batterie délirante, paroxystique et aux touches subtiles de DJ Olive. Après la publication d’un live dans la Paperback Series [2], Douglas lance une idée : comme pour « Freak In », il élabore l’album en studio, mais le matériau de base provient d’un concert en Irlande. Pour donner naissance à Moonshine [3], il retravaille les bandes et les remixe. Le résultat, magnifique, réussit à capter l’énergie, l’imagination du groupe sur scène tout en y ajoutant une vraie « production ».

Moonshine (Greenleaf Music, 2007)

Pour boucler ce tour d’horizon, intéressons-nous à l’un des derniers-nés de la galaxie Douglas : le DD3 qui, initialement nommé « Magic Circle » se propose de repenser l’héritage de Jimmy Giuffre via de multiples incarnations : une « Keys Version » regroupant Douglas, Bryan Carrott (vibraphone) et Uri Caine (piano), qui s’est notamment produite au Vision Festival 2008, une « Wind Version » avec Luis Bonilla (trombone) et Donny McCaslin (sax), qui a joué en Italie durant l’été 2008 et enfin la « String Version », avec Mark Feldman (violon) et Scott Colley (contrebasse), qui a tourné en Europe à l’automne dernier.

Toute la musique du DD3 tourne autour de la liberté offerte par la configuration choisie ; liberté d’emmener le morceau là où le jeu choisit de se diriger, de laisser la musique évoluer au gré des digressions… liberté formelle, donc, et multitude de couleurs « orchestrales ». Il nous sera bientôt possible de découvrir tout cela sur disque : Dave Douglas doit enregistrer les trois versants de son DD3 dans les mois qui viennent. Un peu de patience…