Tribune

Direct : Bailey !

Santiago Quintans parle du guitariste Derek Bailey


A l’occasion de la parution du livre Derek Bailey par Jean-Marc Montera (Editions Lenka Lente), nous avons voulu cerner un peu mieux le génie iconoclaste de l’Anglais et montrer la pertinence de son propos en interrogeant le guitariste Santiago Quintans.

Adepte d’une pratique élargie de l’instrument comme le montre son disque Ark et connaisseur des musiques les plus audacieuses du XXè siècle, le guitariste espagnol, professeur au Conservatoire Musical de Paris et collaborateur de Matthieu Donarier, Jean-Louis Pommier, Ramon Lopez ou Paul Rogers a trouvé les mots pour expliquer le fonctionnement atypique du jeu de Derek Bailey.

-Quel est l’apport de Derek Bailey dans les musiques improvisées ?

D’un point de vue strictement musical, je retiendrais son approche de l’improvisation basée sur la répétition et la mutation lui permettant de travailler avec des gestes véritablement improvisés (voire des accidents), et les manipuler (les accompagner ?) avec un certain détachement, comme s’ils avaient une vie propre. Derek maîtrisait cette forme de « non-intention dirigée » en temps réel, sans toutefois utiliser d’outils pour se détacher du processus (objets, traitements ou autre).

une forme d’humour, d’ironie et/ou sens de l’absurde

Concernant la matière sonore, et peut-être grâce à sa façon d’aborder l’improvisation, il a apporté une approche orientée « objet sonore », un travail sur les micro-formes, le timbre, la densité, la rugosité, etc., plus éloignée du travail mélodique de la guitare jazz traditionnelle et plus proche de la musique électronique et contemporaine, tout en sublimant ces caractéristiques sonores de base. Il a créé un pont entre l’ADN de la guitare jazz et les nouvelles dimensions du sonore dans le domaine improvisé.

Je sens également chez lui une forme d’humour, d’ironie et/ou sens de l’absurde qui me plaît beaucoup (je le mélange souvent dans ma mémoire avec Samuel Beckett…).

-Qu’a-t-il renouvelé dans la pratique de la guitare ?

A mon sens, il a réussi à construire un langage sonore assez unique, complexe et pluridimensionnel avec un set-up « jazz » très réduit. Liant le monde purement acoustique de la guitare archtop avec le son de l’ampli, et grâce à la pédale de volume et un vocabulaire de hauteurs plus polarisé et dissonant, il crée des objets sonores à plusieurs dimensions, d’une complexité formelle étonnante.

Dans un sens plus large, il introduit un vocabulaire « post-sériel » (un peu webernien au début) qui précède de quelques années le travail sur la guitare de compositeurs comme Milton Babbitt (Piece for Guitar) et Elliott Carter (Shard), quelque part prophétisant la naissance d’une forme d’aborder l’instrument plus rythmique et timbrale qui est assez répandue aujourd’hui.

-Son propos conserve-t-il toute son actualité ?

Il est toujours difficile d’évacuer une œuvre d’art de son contexte, et encore plus difficile dans la musique improvisée qui est tellement liée à un moment précis. Comment renouveler l’impact de certains gestes musicaux qui ont eu une valeur de commentaire ou de critique ? A ce sujet je me questionne sur la possibilité de ce type de dialogue contextuel aujourd’hui, vu l’impossibilité d’un tronc référentiel commun…

Malgré tout ça, il y a une valeur musicale intrinsèque à la musique que Derek a produit, et, je crois qu’elle conserve toute sa force.

-Quel disque retiendriez-vous de sa discographie ?

The London Concert avec Evan Parker, 1975 chez Incus. J’adore le son de la guitare dans ce disque. Tous les plans sonores sont présents et on peut vraiment entendre comment Derek contrôle le mouvement entre différentes dimensions de timbre et d’espace. L’interaction entre Derek et Evan est également assez étonnante, on a l’impression d’être face à un seul instrument ou à une pièce de musique électroacoustique préenregistrée…