Tribune

Jazz et classique : la valse des étiquettes

Quand le jazz se réapproprie le classique


Quatuor Machaut, photo Hélène Collon

Serait-ce une douce vengeance ? Un renversement des valeurs comme seule l’Histoire peut en imposer avec une ironie drolatique ? Alors que le monde de la musique classique préfère s’esbaudir d’une énième interprétation d’une pièce de Chopin ou de Mozart par un jeune prodige asservi à son instrument depuis sa prime jeunesse tout en ignorant superbement les avancées du jazz le plus créatif, ce dernier, en toute discrétion, mais avec passion et audace, s’aventure sur ses plates-bandes pour y faire pousser de nouvelles fleurs.

Personne ne contestera que chaque esthétique génère son académisme mais là n’est pas la question ; ces derniers temps plusieurs projets de musiciens hexagonaux issus du jazz montrent que l’hybridation de la musique classique avec ce dernier est une source d’inspiration où s’épanouissent des projets aboutis et originaux.
Musique bâtarde qui s’enrichit toujours ailleurs, le jazz est en même temps un formidable régénérateur.
Tout y passe : les périodes - Moyen Age, Romantisme, Contemporain - comme les formations - duo, trio, quartet ou autres. Tout existe et rien ne résiste à cette envie de se réapproprier ces partitions classiques.
Citons en vrac et de manière absolument pas exhaustive : les airs d’opéra par Laurent Dehors et sa Petite histoire de l’opéra (2011), Wanderer Septet d’Yves Rousseau autour de Schubert (2015), Sati(e)rik Satie par le collectif La Forge à Grenoble autour du pianiste honfleurois (2013). Egalement la Renaissance avec Gesualdo que Noël Akchoté joue avec son quintet de guitares ou encore les Gesualdo Variations par un David Chevallier également interprète de chansons de John Dowland (1563-1626) en compagnie de la chanteuse lyrique Anne Magouët. On trouve aussi le Quatuor Machaut dirigé par Quentin Biardeau (2015) qui adapte une messe de Guillaume de Machaut (1300-1377) tandis que le trio de Matthieu Donarier reprend “La lugubre gondole” de Franz Liszt dans son Papier Jungle (2015) et que Jean-Marc Foltz et Stéphan Oliva improvisent sur des musiques de Prokofiev, Brahms, Poulenc… et Coltrane sur Vision Fugitive (2013) (Foltz en fera de même avec Régis Huby et Claudia Solal sur Eleanora Suite (2014) où se mêlent des thèmes de Schumann et des paroles de chansons de Billie Holiday). D’autres oeuvres plus récentes sont reprises comme le “O sacrum convivium” de Messiaen par Stéphane Kerecki dans Houria (2009).

Cette façon de réunir deux esthétiques distinctes n’est certes pas nouvelle et les univers sont bien évidemment plus poreux que ce qu’on imagine. Rachmaninov (et son “Concerto n°2 Jazz”) ou encore Stravinsky (“Preludium For Jazz Band"), Bartok ou Debussy ont voulu intégrer dans leurs travail les apports du jazz (la richesse rythmique notamment) mais ces tentatives restent peu développées et sont envisagées comme un emprunt ponctuel sans que jamais la fusion soit totale. Dans l’autre sens et quelques décennies plus tard, autre utopie, dans une tentative de dégager une troisième voie, Gunther Schuller (mort en juin dernier) essaye d’accorder le swing au draperies harmoniques de la musique classique et crée le Third Stream.

Quatuor IXI et Christophe Monniot, photo Christian Taillemite

Les musiciens se sont confrontés à toutes les musiques

Dès 1959, Jacques Loussier avec son trio Play Bach fait swinguer le génie allemand mais les interactions entre les deux mondes restent limitées, s’agissant simplement de donner quelques couleurs bleutées à des compositions qui ne sont atteintes ni dans le fond ni dans la forme.
Michel Portal, en France, est l’une des personnalités les plus exemplaires. Multiples prix, à l’aise sur des répertoires aussi divers que ceux de Brahms, Mozart ou Boulez, Stockhausen et Berio, il travaille en parallèle à l’émergence du free jazz dans les années 60 en Europe. Capable de passer avec un naturel confondant d’un registre à l’autre, il en connaît les règles et, tout en respectant les codes de chacun, ne renie jamais ses spécificités d’interprète. En cela, sa grande technique, son timbre droit et chaleureux à la clarinette, s’ajustent avec une grande flexibilité à tous les contextes. Si son parcours est effectivement symptomatique, c’est que depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, tout au moins en France, le niveau a considérablement progressé ; la plupart des musiciens sont passés par les conservatoires nationaux où ils se sont confrontés à toutes les musiques, les ont jouées, travaillées… et aimées bien sûr.

Ainsi, c’est autre chose qui semble émerger aujourd’hui, qui est plus le fait d’une nouvelle génération de musiciens.
Le travail accompli par Edouard Ferlet avec Think Bach (2012) va, en cela, plus loin. En prenant une distance avec les partitions, il cherche ce qui lui parle et, sans les défigurer ni les insulter, parvient à les faire vivre autrement, à partir de son propre bagage.
Car plus encore de nos jours, il est difficile, voire absurde, d’avoir des amours exclusives. Comme le déclare Matthieu Donarier (dans son entretien accordé à Citizen Jazz) “si ça me parle, il faut le jouer”… en utilisant les moyens que chaque esthétique tient à sa disposition bien sûr mais également avec le regard propre à chacun.

Désacralisation et respect

Plus radical, en tout cas plus iconoclaste, la Petite Histoire de l’Opéra de Laurent Dehors et sa troupe bouscule en les réarrangeant quelques grands airs lyriques. “La chevauchée des Walkyries” devient alors, sous leur plume, une sorte de bossa nova cocasse. De l’écart avec l’original ressort un humour désopilant qui aboutit à une désacralisation de ces mélodies trop entendues. Les rapprocher ainsi du format chanson montre à quel point ces airs prennent racine dans la culture populaire, parce qu’ils sont connus de tous.

Régis Huby et Jean-Marc Foltz, photo Fabrice Journo

Dans cette volonté de vulgarisation et d’émancipation de l’original, deux projets ont interrogé la complexité des rapports entre les répertoires de deux musiciens du XIXe et du début XXe siècle avec notre époque. Erik Satie, par les musiciens grenoblois de La Forge (François Raulin, Pascal Berne, Michel Mandel, etc.), Franz Schubert par le contrebassiste Yves Rousseau. Complété par des récitants à qui on a délégué le soin de faire revivre une époque par la lecture de lettres ou de documents (procès-verbal de décès de Schubert), les arrangements sont résolument inscrits dans le jazz par des rythmiques appuyées et des prises de solo. Pourtant, au-delà de la volonté documentariste ou de la mise en narration, de larges extraits sont réinterprétés par les formations avec une fougue généreuse. Là encore, la lecture étroite du texte est proscrite. Il est au contraire bousculé et, parfois, plusieurs morceaux se percutent. L’œuvre dans son ensemble est interrogée, lignes de forces et couleurs dominantes sont mises en valeur par des musiciens profondément amoureux de ces répertoires. En invitant Satie et Schubert dans leur salon, le Wanderer Septet ou La Forge peuvent montrer leur respect tout en se laissant aller à leur sensibilité et à leur naturel.

Certains travaux vont au-delà de l’hommage

Mais sans juger de ces travaux parfaitement réussis, certains projets vont encore plus loin que l’hommage, si iconoclaste ou provocateur soit-il. A partir d’une partition servant de socle, ces approches particulières, complétées par une écriture personnelle, donnent ainsi naissance à une nouvelle pièce qui n’est ni tout à fait la première ni même la seconde. Quatuor Machaut ou Gesualdo Variations construisent ainsi une nouvelle partition en confrontant les fondements de notre culture occidentale (particulièrement des pièces sacrées) avec la pointe de notre modernité (jazz le plus créatif et musique improvisée). Et le miracle a lieu. Sans chercher à les dénaturer, sans leur donner le vernis d’une mode de surface, l’intelligence de Chevallier (autre musicien transgenre qui joue du baroque comme du free) avec Gesualdo ou celle de Quentin Biardeau avec Machaut, mettent à jour une œuvre révélée, ramenée du fond des âges et qui donne un nouvel éclat à notre présent. Comme une sorte de palimpseste inversé, dans leur collision et leur complémentarité, ces travaux éclairent notre contemporanéité.

David Chevallier, photo Michaël Parque

Pour finir ce rapide tour d’horizon, ajoutons que d’autres musiciens de leur côté, sans se détourner de la structure, s’intéressent plus particulièrement au geste de l’improvisation propre au jazz. Le duo Stéphan Oliva (piano)/Jean-Marc Foltz (clarinettes) bouscule les formes de certaines pièces classiques en les diluant dans des périodes d’improvisation. La composition est là, derrière, autour mais comme un climat, une atmosphère dans laquelle baigne le discours improvisé qui peut ainsi s’épanouir ou se décanter à la manière d’une fragrance sur laquelle l’oreille vogue. Pour finir, de son côté, le Quatuor IXI, dans un geste totalement radical, se débarrasse même du compositeur et construit des morceaux en improvisation totale (ou quasiment : quelques phrases écrites par Régis Huby ou Guillaume Roy servent de point de départ ou de ralliement). Deux violons, un alto et un violoncelle reprennent alors toute la syntaxe du quatuor à cordes dont l’histoire se confond avec toute celle de la musique classique occidentale, de Haydn à Messiaen en passant par Beethoven. Cet assemblage dresse le pavillon libertaire. Délesté de l’asservissement au maître d’œuvre, chacun des membres dans un geste d’autonomie individuelle devient le propre garant de l’homogénéité de l’ensemble.

Replacer la musique dans une temporalité

En s’appropriant le matériau de la musique classique, le jazz fait mieux que s’amuser : il revitalise cette musique, la replace dans une temporalité qu’elle a abandonnée depuis des années. Parce que la plupart des pièces arrangées ont été composées dans les siècles passés mais surtout parce que ceux qui les jouent encore de manière littérale les ont muséifiées voire parfois naphtalinisées. En niant toute contextualisation historique, ils les ont peu à peu dévitalisées. Le jazz, musique du moment, musique d’un présent constamment mouvant, redonne alors tout leur éclat à des musiques formidables ; il les dépoussière du vernis un peu patiné du passé et leur redonne l’éclat de leur universalité intemporelle.

par Nicolas Dourlhès // Publié le 17 janvier 2016
P.-S. :

Discographie (très) sélective :

Vivaldi Universel, saison 5 / Christophe Monniot, (2009, Cristal Records)
Gesualdo Variations / David Chevallier (2010, Zig-Zag Territoires)
Petite histoire de l’opéra / Laurent Dehors (2011, Orkhestra)
Houria / Stéphane Kerecki (2009, Zig-Zag Territoires)
Think Bach / Edouard Ferlet (2012, Mélisse)
Monteverdi, A Trace Of Grace / Michel Godard, (2012, Carpe Diem)
Sati(e)rik Satie / La Forge (2013, Label Forge)
Vision Fugitive / Jean-Marc Foltz & Stéphan Oliva (2013, Visions Fugitives)
Gesualdo : Madrigals For Five Guitars / Noël Akchoté (2014, Blue Chopsticks)
A Game Of Mirrors / David Chevallier (2014, Carpe Diem Records)
Eleanora Suite / Jean-Marc Foltz (2014, Visions Fugitives)
Wanderer Septet / Yves Rousseau (2015, Abalone)
Quatuor Machaut / Quentin Biardeau (2015, Ayler Records)
Papier Jungle / Matthieu Donarier (2015, Yolk)
Bach Coltrane / Raphaël Imbert Project, Zig-Zag Territoires, 2011
Heavens : Amadeus & Duke / Raphaël Imbert Project, Jazz Village, 2013