Sur la platine

Derek Bailey pour les Nuls

Petit manuel d’approche de la musique du guitariste


Vous ne comprenez rien à Derek Bailey. Vous pensez même qu’il fait un peu n’importe quoi. Vous en êtes presque à dire qu’à côté de lui, un primate grattant une guitare en carton avec des cordes en plastique a plus de sens musical. Pour le dire vite : Derek Bailey vous tape sur le système, il vous déroute, il vous agace. Rien que de très normal en somme. Son approche de l’instrument est si différente de ce qui se fait par ailleurs qu’elle ne peut s’inscrire que dans une démarche radicale. Il ne faut pourtant pas s’arrêter à ces sentiments troublés : chercher ce qui anime l’Anglais est le meilleur moyen de découvrir la valeur de sa musique.

L’intégralité du label Rectangle se trouve sur Bandcamp. Dirigé par Noël Akchoté et Quentin Rollet, ce label indépendant explorateur des marges a produit, de 1995 à 2005, une cinquantaine de références qui donnent le ton de ce que l’humain est capable de produire quand il veut bien se donner la peine de quitter les sentiers battus. Penchez-vous dessus, la pêche est toujours bonne.

C’est tout logiquement que s’y trouvent plusieurs enregistrements de Derek Bailey. Trios et duos (notamment avec Akchoté) sont accessibles à l’écoute mais attardons-nous sur This Guitar, un solo qui date de 2002 (trois avant sa mort) sur lequel il joue exclusivement d’une guitare acoustique Epiphone Emperor 1951. La configuration restreinte et l’environnement minimaliste (sans aucune amplification) permettent d’approcher au plus près de son jeu.

cette pratique bancale est, en réalité, un processus de création parfaitement maîtrisé

Deux pistes nous intéressent : les pistes 2 et 4, respectivement intitulées B et D (si et ré en anglais). Dans les premières secondes de la piste 2, celui qui n’a jamais entendu le guitariste peut avoir le sentiment qu’il est maladroitement en train de s’accorder. Les notes sont éparses et semblent n’avoir aucun lien entre elles. De surcroît, l’usage des harmoniques ajoute une atmosphère éthérée à un propos qui semble déjà bien flou. Dessinant un halo spectral, elle tient autant de la musique du même nom que d’une forme fantomatique où se meuvent des événements errants. Le pincement des cordes, parfois doublé, provoque quant à lui des phénomènes d’échos sans netteté qui interrogent sur l’intention de jeu : volontaire ou accidentelle (voir à ce sujetl’entretien de Santiago Quintans) ?.

Or cette pratique bancale est, en réalité, un processus de création parfaitement maîtrisé. L’évitement de la joliesse d’un son rond et plein au bénéfice d’une attaque sèche, de même que le refus de s’inscrire dans un système musical référencé (jazz, musique contemporaine, rock ou quoi que ce soit d’autre), amènent Bailey à tout faire pour, dans un premier temps, déconstruire ce que, implicitement et sans même nous en rendre compte, nous considérons comme de l’ordre de l’évidence, n’ayant jamais connu que cela. S’il faut aller ailleurs, autant prendre la tangente. Il ne se prive pas de le faire.

Sans craindre d’utiliser le matériau le plus rudimentaire voire le plus fruste, rompant l’ambiance flottante par une succession de lignes atrophiées et d’accords brisés qui ne sonnent jamais à plein, Derek Bailey développe une science du handicap et de l’anti-virtuosité. Et cette manière de faire participe du second principe qui régit son esthétique. La recherche de la rugosité et de l’exigence qu’elle impose induisent, non seulement un effort pour aller vers, puisque le son ne se donne pas avec les atours d’un charmeur, mais également à porter une attention particulière à sa matérialité la plus concrète.

Reprenant le début de l’enregistrement, il s’agira alors d’écouter notamment la richesse de ces notes vaporeuses mais limpides et de suivre chacune d’elles jusqu’à leur épuisement. Peu importe qu’elles ne ressemblent à rien ; c’est justement parce qu’elles ne ressemblent à rien qu’on peut les écouter non pour ce qu’elles pourraient être mais bien pour ce qu’elles sont. La fragmentation finale de ces harmoniques sur la fin du titre est en cela un émerveillement pour l’oreille.

Il n’est pas interdit, au bout de ce cheminement, d’y prendre un plaisir sincère

Sur la piste 4, différentes techniques sont utilisées. L’usage des harmoniques encore mais aussi des accords amputés, des grattements ou encore des phrasés plus “classiques” qui montrent - si besoin est - que Bailey maîtrise l’intégralité des paramètres de son instrument. Ici, la musique louvoie et ne s’installe jamais dans un système. Bien au contraire, elle propose un cadre en métamorphose permanente dont la dynamique est le moyen même de générer un sens. Plus nerveux que la piste 2, ce morceau s’emballe de lui-même et chaque étape marque le passage à une intensité différente et supérieure à la précédente. En renouvelant les propositions, mais surtout en les enrichissant, Derek Bailey donne à son morceau un mouvement ascendant qui se complexifie tout en conservant - comme il le fait souvent - les voiles de l’harmonique qui habillent le tout. Sur la fin de ce titre, la guitare sonne à plein, le jeu devient brûlant, l’intériorité du son fait place à la virtuosité de l’instrumentiste. Il ne se laisse pour autant jamais déborder. La courte coda et plus généralement le développement du morceau dans son ensemble montrent combien Bailey sait construire une histoire, la faire gonfler avant de la rendre au silence.

Plutôt pas mal pour ce faux dilettante. Maîtrise du son, utilisation des différentes capacités de son instrument, construction d’un discours et développement de celui-ci. Finalement ce sont là les qualités recherchées chez n’importe quel musicien de ce niveau. Passons donc sur son originalité déroutante pour découvrir, à force d’écoute et de dépouillement de nos acquis d’auditeur, l’originalité de sa conception. Il n’est pas interdit au bout de ce cheminement d’y prendre un plaisir sincère, voire de trouver sa musique violemment belle.

par Nicolas Dourlhès // Publié le 8 septembre 2019
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