Scènes

Echos de la note bleue II - 22° Festival International de Jazz de Montréal

Les pérégrinations musicales de Stanley Péan au 22° Festival International de Jazz de Montréal.


Les pérégrinations musicales de Stanley Péan au 22° Festival International de Jazz de Montréal.

Quelle semaine enthousiasmante ! Encore un peu et je me mettrai à croire le bonheur possible en ce bas-monde. Et pour cause ! Quand on est comme moi jazzomaniaque et qu’on a la chance de voir et d’entendre autant de champions de la note bleue, on se dit que le Père Noël existe peut-être et qu’il a décidé d’amorcer la distribution des cadeaux à l’avance cette année.

Dimanche soir à la prestigieuse salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts, le Lincoln Center Jazz Orchestra a livré une de ces performances à la fois impressionnantes et un tantinet agaçantes dont son maestro Wynton Marsalis semble avoir le secret. Avec ces quatorze musiciens, tous des virtuoses, le LCJO se présente comme une formidable machine à voyager dans le tempo. Quand ils relisent des œuvres de Duke Ellington ou Charles Mingus, la machine s’emballe, atteint sa vitesse croisière en un tour de mains, et file sans heurts droit vers le septième ciel du swing. Le public manifeste son enthousiasme par des applaudissements soutenus, fréquents… mais sans débordements, allons donc, on est entre gens du monde après tout. On devine ces respectables représentants de la bonne société montréalaise, du genre qui fréquente la Place des Arts à l’année pour les concerts de l’Orchestre ou le théâtre bourgeois des compagnies institutionnalisées. À les voir se pâmer pour l’académisme marsalisien, on comprend peu à peu ce malaise persistant qui nous chicote malgré l’excellence des musiciens. Il y a quelque chose ici de trop propre, de trop poli, de trop calculé pour mériter notre totale adhésion.

L’agacement se précise chaque fois que l’orchestre attaque une pièce originale de Marsalis, dont les talents réels de compositeur et d’arrangeur sont à mon humble avis surfaits, Prix Pulitzer ou pas : que des clins d’œil supposément subtils, que des pastiches, que des enfilades de clichés… et tellement peu de passion ! Wynton a beau pester contre les rappers et leur recours au sampling, il apparaît comme une machine à échantillonnage dans un complet trois pièces. C’est du jazz, se dit l’amateur, parce que ça sonne comme exactement du jazz. D’ailleurs, me fait remarquer mon compagnon, lui-même compositeur, qui donc joue Wynton Marsalis en dehors de ces musiciens payés pour le faire ? À ma connaissance, vingt ans après l’émergence de l’enfant-prodige du jazz des années Reagan, il n’existe qu’un couple de reprises de ses œuvres (une par Kenny Garrett, une autre par Russell Gunn).

Suis-je trop sévère ? Pourtant, je l’aime bien, Wynton, malgré ses positions fleurant l’intégrisme. Je possède à peu près tous ses disques de jazz, n’ai manqué que certains volumes de sa surabondante production de l’an dernier. Et c’est justement parce que je l’aime et admire sa prodigieuse maîtrise de son instrument que j’aimerais qu’il apprenne à s’éclater davantage, à être lui-même. À force de vouloir devenir le Duke Ellington contemporain, il oublie sa voix personnelle, si tant est qu’il en ait jamais eu une. Car à l’entendre souffler à tue-tête son Midnight Blues, techniquement impeccable mais dénué d’émotion, on est en droit de se poser la question…

À quoi bon s’éterniser là-dessus. Le premier set ayant suffi à me rappeler pourquoi j’avais des réticences à aller dans ce « musée du jazz ambulant », mon pote et moi nous poussons jusqu’au Club Soda où la jeune et ravissante Jane Monheit se produit dans la série « Chanteuses, chanteuses » du FIJM. Informé de la controverse qui fait rage à son propos sur les newsgroups étasuniens, j’avais néanmoins prêté une oreille attentive aux deux premiers albums de l’étoile montante (qui m’ont paru agréables, sans plus), de même qu’à ses contributions plus que compétentes au dernier CD de Terence Blanchard (commenté la semaine dernière). J’attendais cependant de l’entendre en personne avant de prononcer mon verdict. En dehors de toute considération sur son art, sur son talent indis­cu­table, il me semble que la question du répertoire résume une partie du problème de Monheit.

Mal­gré son impressionnante technique, à 23 ans, Monheit manque encore de vécu pour interpréter de manière convaincante des textes comme « I’m Through With Love » ou « I’ll Be Seeing You ». Souvent, on a l’impression qu’elle ne chante que des mots, que des sons… mais pas les émotions que ces mots sont censés véhiculer. Ajoutez à cela ses poses et mimiques de chanteuse des années 50 (de toute évidence, elle a étudié les documents filmiques de l’époque), et vous aurez une idée du portrait. Comme chez Marsalis, et là aussi un public excessivement enthousiaste ne s’y est pas trompé : nous voici en présence d’un produit haut de gamme étiqueté jazz, parfaitement conforme aux attentes des gens respectables qui vont à un concert « djâââzzze » par an au Festival. Soyons indulgents, tout de même : elle est encore jeune mais sait s’entourer ; à preuve, ce quartet de pointures qui la soutenait réunissait le bassiste Ira Coleman, le batteur Billy Hart, le saxophoniste David Fathead Newman et un merveilleux pianiste dont le nom m’a hélas échappé.

Mais qu’est-ce qu’une chanteuse de jazz, au fond ? Lundi, deux concerts consécutifs viendront appuyer mes réserves en ce qui concerne la valeur proprement jazzistique de Jane Monheit. D’abord, Patricia Barber et son trio ont enchanté les festivaliers venus les entendre au Théâtre Maisonneuve. Comme beaucoup d’amateurs de jazz montréalais, je suppose, j’ai découvert la pianiste et chanteuse Patricia Barber grâce au FIJM qui l’avait programmée il y a quelques années, alors que sa renommée était encore modeste. Sa voix basse et feutrée la situe dans la lignée de Shirley Horn ou de Cassandra Wilson, avec qui elle semble d’ailleurs partager le goût pour les arrangements ouverts à la dissonance, les ambiances éthérées et les tempi extra-lents. Manifestement alléchés par le phénoménal succès de Diana Krall, les patrons de la Blue Note ont encouragé à Barber d’endisquer Night Club, une collection de standards, dans l’espoir de conquérir cette partie du public attaché à la tradition en lui proposant des pièces du répertoire connu plutôt que ses propres compositions, moins évidentes. Avec le soutien de ses comparses réguliers, le bassiste Michael Arnopol et le batteur Adam Cruz, et d’un invité de marque, le vibraphoniste Stefon Harris, Barber a cependant préféré nous offrir en pâture des chansons de son crû, limitant au strict minimum ses relectures des standards par ailleurs fort intéressantes. Au risque d’offenser la mémoire de feu Milt Jackson, j’avouerai candidement n’être pas particulièrement friand de vibraphone, mais je lève néanmoins mon chapeau à Harris, dont l’hallucinante dextérité m’a quasiment réconcilié avec l’instrument.

Avant le rappel, je quitte la Place des Arts et file à travers la mer humaine qui s’agite devant la Place des Arts en direction du Spectrum. Devant le club, une file s’étire à n’en plus finir. Depuis quand Terence Blanchard fait-il courir les foules de la sorte ? me demandé-je. Mais qu’est-ce que je suis bête : tous ces gens sont là pour la céleste Cassandra Wilson, qui doit rejoindre le trompettiste sur scène pour interpréter quelques airs de Jimmy McHugh, auquel le dernier opus de Blanchard rend hommage. Sur scène, le trompettiste s’amuse des lieux de naissance des musiciens qui l’accompagnent : le Venezuela, la Scandinavie, l’Arizona et autres lieux exotiques. Décidément, ironise le leader, il est loin le temps où les jazzmen venaient soit de Detroit, de Saint-Louis ou de Kansas City. Blanchard et ses hommes s’attaquent à quelques morceaux de son avant-dernier album (Wandering Moon, Sony Classical), nous font même la grâce de quelques inédits. Outre la brillance du trompettiste, dangereusement en forme, notons au passage les pertinentes interventions de son pianiste Edward Simon et le support indéfectible du jeune batteur Eric Harland.

Puis arrive le moment tant attendu de l’entrée en scène de l’enchanteresse. Tout sourire, le visage rayonnant cerclé de boucles dorées, Cassandra Wilson enchaîne les chansons avec son timbre si particulier : à l’entendre réinventer « I Can’t Give You Anything But Love », que défend pourtant fort bien Jane Monheit sur l’album, on se surprend à se demander pour quelle raison Blanchard n’a-t-il fait appel qu’à Cassandra pour son Let’s Get Lost. Elle et lui s’amusent comme des enfants, se relancent la balle, le scat répondant aux envolées de la trompette. Le bonheur existe donc et se nommerait Cassandra Wilson ! Pour le rappel vigoureusement réclamé par la salle, le quintette reviendra sans la chanteuse livrer une puissante relecture d’« E.S.P. ». Mais pourquoi diable Blanchard n’a-t-il pas eu la présence d’esprit d’inviter Wilson à chanter le texte qu’elle a écrit sur cette mélodie de Wayne Shorter pour son superbe Traveling Miles (Blue Note, 1999) ?

Ce soir, on s’émeut de l’annulation du concert de Nils Petter Molvaer, dont les ordinateurs se seraient perdus lors d’une escale quelconque. Sans le support de la technologie, pas de prestation possible pour le trompettiste venu du froid. Perplexe, je me remémore cette anecdote que confiait récemment Mino Cinelu à un journaliste québécois. Un soir qu’il jouait avec Miles à Paris durant les années 80, il y avait eu panne d’électricité dans la salle de concert. Plutôt que de tout interrompre, faute de courant pour les guitares, basse et synthés de son groupe, le Prince des Ténèbres avait tout simplement poursuivi la prestation avec pour seul soutien la batterie et les percussions. N’est-ce pas un bel exemple de ce que doit être le jazz : une musique qui se crée malgré et avec l’inattendu ? En chemin vers chez moi, je ferai un petit détour par L’Alizé, bar et salle de spectacle ouverte depuis l’automne dernier seulement, où l’Off-Festival a déplacé sa programmation pour oiseaux de nuit. Sur la petite scène s’entassent les treize musiciens de l’Altsys Orchestra, big band fondé et dirigé par la saxophoniste Jennifer Bell et son conjoint le trompettiste Bill Mahar, dont on avait bien apprécié le concert consacré aux œuvres de la compositrice Maria Schneider présenté il y a une éternité dans le cadre de la défunte Saison Jazz. Je n’écoute que quelques morceaux, où brillent notamment l’excellent saxophoniste Frank Lozano, les deux leaders et le trompettiste Aron Doyle.

Mardi, jour de repos consacré à la famille. Mercredi en fin d’après-midi, je passe vitement au lancement du nouvel album du Trio François Bourassa, qui paraît sur le label Effendi, la sympathique étiquette qui est en passe de devenir la maison-mère de tous les jazzmen québécois. Le temps de saluer quelques connaissances, dont le bassiste Alain Bédard et la chanteuse Carole Therrien qui président au destin d’Effendi, et je cours vers le Cheval Blanc où Joel Miller, armé de son sax et d’un synthétiseur, anime l’heure heureuse de l’apéro, en compagnie de quelques membres de son groupe Sky Beneath My Feet : Tommy Babin à la basse et au portable Macintosh (!!!), Thom Gossage à la batterie et Nat « DJ Mercury » Miller, le frangin de l’autre, à l’échantillonnage. Même en effectifs réduits, ce band sait comment porter une salle à ébullition. Dommage qu’il n’y ait encore aucun projet d’enregistrer cette version plus hard de la musique de Miller. Dommage aussi que je doive partir en toute hâte avant la fin du set.

Après le dîner, ma copine et moi arrivons au Lion d’Or pour les quinze dernières minutes de la prestation du « double duo composé » de Benoît Delbecq au piano et de François Houle à la clarinette ainsi que de René Lussier aux guitares et Martin Tétreault à l’échantillonnage. Un quart d’heure, c’est évidemment trop peu pour se faire une idée juste de cette musique décapante, plus près d’une certaine musique expérimentale baptisée « actuelle » au Québec que du jazz à proprement parler. Il faudra y revenir, plus longuement. Je me réjouis au moins d’entendre le sextette du vibraphoniste Jean Vanasse, qui succède à Delbecq, Houde Lussier et Tétreault, moi qui regrettais encore d’avoir manqué le concert du groupe lors de la soirée d’ouverture du Off, l’an dernier. Le Vanassextet réunit le guitariste Sylvain Provost, le saxophoniste Richard Savoie, le contrebassiste Normand Guilbeault, l’extraordinaire batteur Pierre Tanguay (qui le temps d’une pièce ou deux cédera son banc au français Bruno Tocanne, vieux pote de Vanasse) ainsi que le volubile Mathieu Bélanger, que j’ai surnommé « le clarinettiste fou ». Ensemble, ils revisitent d’anciennes compositions du leader et nous donnent à entendre quelques pièces qui figureront sur son prochain album, à paraître à la fin de l’été chez Effendi. Certains titres évoquent des figures tutélaires chères au vibraphoniste : « Cannonball », « Old Weather » (pour Weather Report), etc. Swinguante et résolument moderne, la musique de Vanasse est fort bien servi par ce combo, merveille d’équilibre et de rigueur.

Jeudi, toujours victime de l’embarras du choix, je ne peux écouter que la première partie du deuxième concert présenté par le trompettiste Enrico Rava dans le cadre de la série Jazz Europa du FIJM. Ce soir, il retrouve sur scène les membres du quintette que Paolo Fresu et lui co-dirigent et dont fait partie le prodigieux pianiste Stefano Bollani (« le nouveau miracle italien ! » lance Rava, fier comme un paon). L’an dernier, ils étaient au FIJM pour honorer la mémoire de Chet Baker, l’ange déchu du jazz cool. Cette années, les voici de retour pour célébrer le legs de Miles, le Prince des ténèbres. Plutôt sage, cet hommage qui se concentre sur le répertoire du Miles de 1952 à 1965 (« Mon Miles préféré, » dira Rava à Alain Brunet de La Presse). Trompettistes de la délicatesse et de l’élégance, Fresu et Rava s’approprient donc les « Autumn Leaves », « My Funny Valentine », « There’s No You » et autres joyaux de la période pré-électrique de Miles Davis.

Mais le temps file, ainsi que nous l’apprend une célèbre composition de Bud Powell, et je dois courir au Monument National, où Roy Hargrove a succédé à Michael Brecker pour la deuxième série Invitation. Si l’on en croit les journaux, la prestation en quintette de la veille en a laissé plus d’un sur sa faim. Ce soir, le trompettiste aux dreadlocks a recruté deux vieux copains, le bassiste Christian McBride et le guitariste Russell Malone, pour ce qui ressemble en définitive à une jam-session informelle entre amis. Encore là, un concert bien beau et bien sage, avec une nette prédominance pour les ballades, exécutées avec professionnalisme mais sans ces explosions de fougue auxquels Hargrove nous avait habitués. Malone mérite néanmoins un coup de chapeau particulier. Même si son dernier CD ne m’avait guère enthousiasmé, son jeu ici a de quoi éblouir. Une vraie encyclopédie sur deux pattes, capables de solliciter du bout des doigts tous les styles de l’histoire du jazz et notamment une dose de blues forte comme un espresso bien tassé.

Après une brève escale au Gesù pour y entendre une demi-heure l’excellent trio du saxophoniste François Carrier, augmenté par la présence du pianiste Steve Amirault, retour du côté de l’Off. Je ne me lasse pas de répéter à qui veut m’entendre tout le bien que je pense du groupe NOMA que dirige le polyvalent Tom Walsh (également leader du combo funk Royal Jelly Band et membre des Dangereux Zhoms de Jean Derome), dont le précédent disque date de trop longtemps déjà. « Miles Davis du trombone », Walsh signe ici une musique dense, aux climats lourds et menaçants, qui rappellent les meilleurs orchestres du jazz fusion des années 70 (les groupes de Miles, certes, mais aussi Headhunters pour le côté funk), avec une touche résolument contemporaine dûe à l’utilisation judicieuse d’un échantillonneur. Derrière Walsh sur la petite scène de l’Alizé, se côtoient les membres du double power-trio : le contrebassiste Normand Guilbeault, le bassiste électrique Alan Baculis, les guitaristes Guy Kaye et Rainer Weins ainsi que les batteurs Thom Gossage et Pierre Tanguay.

Jeune centenaire, le jazz se montre fort propice à la nostalgie et nous trop heureux d’y céder à l’occasion. En attendant le concert de Wallace Roney, dauphin désigné de Miles Davis, au théâtre Maisonneuve le lendemain, on va volontiers faire la connaissance du trompettiste Miles Evans, fils de Gil, qui perpétue les leçons de son réputé père en compagnie des membres de la formation du disparu. Beau grand bonhomme mais trompettiste moyen, Miles nous oblige à une comparaison peu avantageuse pour lui en interprétant les pièces orchestrées par son père pour son homonyme. « Buzzard Song », « It Ain’t Necessarily So », « Gone, Gone, Gone », tous ces somptueux écrins
sonores finement tissés par Gil portent trop le marque indélébile de Miles Davis pour qu’un autre trompettiste puisse s’y aventurer impunément… On apprécie davantage des relectures musclées des pièces du répertoire evansien vierges ou presque du sceau de Miles D. Autour d’Evans fils s’activent un big band de vétérans parmi lesquels l’on reconnaît notamment Gil Goldstein (arrangeur, pianiste et chef d’orchestre), le vertigineux Lew Soloff (trompette), Bob Berg (sax ténor), Howard Johnson (tuba, clarinette basse) et Dave Bargeron (trombone). Et puis, avouons-le, l’ensemble du public et moi craquons littéralement pour les rares interventions du guitariste Hiram Bullock, qui a invoqué le temps d’un solo hallucinant le spectre de Jimi Hendrix.

Une telle explosion de virtuosité guitaristique fait office de prélude au prochain concert sur mon programme, celui de l’iconoclaste Prince, dont l’influence a littéralement dominé la scène pop tout au long des années 1980. Sa musique ne relève pas du jazz proprement dit, j’en conviens. Miles voyait néanmoins en lui l’équivalent contemporain de Duke Ellington, déclaration qui avait suscité le courroux de Wynton Marsalis qui convoite ardemment ce titre et considère Prince comme un « travelo vulgaire et sans aucun talent ». Jazz ou pas, travelo ou non, l’infatigable auteur de Sign O’ the Times reste une spectaculaire bête de scène, doué d’une intelligence musicale qui fait défaut à bien des jazzmen. Plongés dans la pénombre durant
toute la première partie, Prince et ses musiciens de la New Power Generation se livrent à une jam-session aux accents de funk expérimental pur et dur, (festival de jazz oblige !) d’où émerge à l’occasion un couplet familier mais radicalement transformé. L’exercice n’a pas l’heur de plaire à tous les fans de la rock star, qui réclament des hits (« Sing something ! » entend-on crier plus d’une fois). Néanmoins, nul ne peut demeurer de glace en face de cet ouragan sonore déclenché par l’extraordinaire bassiste Larry Graham, l’époustoufflant batteur John Blackshire. Diantre, même le saxophoniste Najee (dont les disques nous ont donné l’image d’un simple clone de Grover Washington Jr.) enchaîne chorus après chorus de rythm’n’blues bien sentis auxquels, heureuse surprise, l’énergique Roy Hargrove vient donner momentanément la réplique.

Au retour de l’entracte, Prince récompense ses fans pour leur patience en leur offrant en pâture chapelet de tubes de près d’une heure trente : « Controversy », « Cream », « Little Red Corvette », « Diamonds & Pearls », « I Could Never Take The Place of Your Man », « Nothing Compares 2 U », « I Wanna Be Your Lover », « Uptown »… Survolté, l’auditoire danse dans les allées de la salle Wilfrid-Pelletier pleine à craquer, celle-là même où s’est produit dimanche le Lincoln Center Jazz Orchestra devant un public autrement plus réservé. Je rigole en songeant à la récente déclaration de Wynton Marsalis au Toronto Sun : « Jazz music is freedom of expression with a groove, » a déclaré le maestro qui, on le sait, n’en est pas à une formule creuse près. Va pour la primauté en jazz de la liberté et d’un rythme propice à la danse. Mais une telle définition ne permettrait-elle pas ne d’inclure sous le vocable jazz la musique de Prince et, en définitive, de voir en lui un digne successeur du Duke ?

La bacchanale princière prend fin vers minuit avec l’inévitable « Purple Rain », hymne de mon adolescence déjà lointaine. Après un tel déluge, la prestation du quintette d’Adrian Vedady à l’Alizé me paraît un peu fade. La comparaison est injuste, j’en ai pleinement conscience. Le bassiste (qui m’avait tant impressionné l’an dernier à l’Off-Festival) et ses jeunes collègues ont présenté leurs compositions originales avec beaucoup d’aplomb. Et même si le leader et ses comparses la claviériste Kate Wiatt, le guitariste Richard White, l’altiste Andrew Schinasi et le batteur Gregg Ritchie se révèlent des instrumentistes plus qu’honnêtes, il manque à leur prestation ce germe de folie et de liberté qui la graverait à jamais dans ma mémoire. Mais, je me le répète, sans doute suis-je encore trop ébranlé par Prince pour apprécier leur travail à sa juste valeur.

Autant aller se coucher, alors…