Chronique

Edward Perraud Synaesthetic Trip 2

Beyond the Predictable Touch

Edward Perraud (dm, perc, el), Benoît Delbecq (p, elp, el), Bart Maris (tp, bugle, el), Arnault Cuisinier (b, el). Invités : Daniel Erdmann (ts), Thomas de Pourquery (as)

Label / Distribution : Quark

L’œil, l’oreille, mais aussi le ventre, la peau (comme celle des tambours) et tous les organes des sens qui vibrent – et surtout le sens esthétique. Tout ça communique : c’est la correspondance des sens selon Edward Perraud – et quelques autres avant, après et avec lui.

Tel se veut, comme le précédent, ce deuxième Synaesthetic Trip, un autre voyage jusqu’à l’origine de tout, si l’on en croit l’affaire du Big Bang, coup de cymbale fondateur. De là aussi le jaillissement du jazz dans un splash magistral, là exactement où un Manet musicien aurait situé l’origine du monde… Oui, on navigue dans les correspondances !

Tout est possible, Beyond the Predictable Touch – titre de l’album qui, en French, sonnerait moins jazz (?) : « Au-delà de la touche prévisible » ; donc en plein dans l’imprévisible et, finalement, dans l’improvisation. On n’échappe pas à ce double atome insécable : composition-écriture / interprétation-invention, clé du jazz et même de la musique vivante, comme un corps qui danse.

Perraud a œuvré deux ans dans la phase d’écriture avant de sonner le rassemblement de ses trois complices, les mêmes, nécessaires : Benoît Delbecq, Bart Maris, Arnault Cuisinier. Un quartet d’orfèvres, ciseleurs bannissant toute fioriture et auquel viennent se joindre deux invités de haute volée : Daniel Erdmann au ténor et Thomas de Pourquery à l’alto. Vous « voyez » d’ici la palette, là où commence l’art du « peintre » – j’ai déjà qualifié ici Edward Perraud de coloriste ; j’ajoute qu’il a le pinceau léger comme ses balais sur la toile des drums, comme cette touche de crotale venant tinter/teinter, justement, « au-delà du prévisible » . À l’image de ce sextet parfaitement harmonisé – pas même un chorus de débord, tandis que chacun « s’éclate » dans sa propre couleur.

Perraud dit avoir surtout souhaité exprimer « un jazz populaire (…) qui puisse toucher celui qui écoute. » La moindre des intentions, pourrait-on ironiser. Elle échappe pourtant à trop de créateurs autocentrés. Et le batteur d’ajouter qu’il a voulu « faire un disque universel, qu’on s’approprie, dont on ne se lasse pas ! » Pari pleinement tenu. On a déjà pu s’en rendre compte (lors de la « générale » d’avant l’enregistrement au Studio de La Buissonne), à l’Ajmi (Avignon), où manquait cependant Thomas de Pourquery. Le disque confirme cette forte impression première, relevant le défi que pose la « mise en boîte » : retrouver le niveau de crudité du concert, ce qui est rare.

L’écriture atteint la précision, jamais la sécheresse. Les styles alternent sans détonner par rapport à leur unité d’inspiration. Pourtant, les collages abondent, comme dans les tableaux de Braque, comme dans ce penchant, chez Perraud, pour les mots des écrivains et des philosophes. On y retrouve des influences et des hommages qui mêlent du jungle à la Duke, des épices de Carla Bley, un coup de trompette piccolo sur… le Lac des cygnes glissé par Bart Maris (exceptionnel, le dit-on assez ?), enchaîné avec une ode à Jean-Sébastien B., un choral écrit pour l’orgue : Nun Komm Der Heiden Heiland (BWV 659).

On tutoie les sommets, l’ivresse distillée sous les touches de Benoît Delbecq, présent, aérien (« Suranné »), tout comme la pulsation vitale et infaillible d’Arnault Cuisinier. On approche l’universel : « Captain Universe » fait sonner l’hallali émotionnel ; le grand Ayler ressurgit comme en surmoi avec son maelström cosmique qui annonce un affolement des sens – forcément, tout ces effets électro, ces harmoniques déversées par les souffleurs – conduisant à cette « Democrazy », dernier titre du disque, folle et populaire.

On attend à présent la sortie du recueil de photos du boss. Car l’artiste, qui nous l’annonce dans l’entretien qu’il nous a accordé, a aussi l’œil talentueux, si ce n’est… synaesthetic.