Chronique

Edward Perraud

Espaces

Edward Perraud (dm, comp), Bruno Chevillon (b), Paul Lay (p)

Label / Distribution : Label Bleu

Edward Perraud par lui-même. Ce titre renvoie, tout le monde sait ça, à une collection célèbre des éditions du Seuil, où quelques grands écrivains étaient présentés dans l’idée de ne pas trop ajouter d’extérieur à ce qu’ils avaient pu écrire. Ici, la chose va même plus loin (quelle époque !) puisque les photos qui illustrent l’album sont d’Edward Perraud, tout comme les compositions et les notes de présentation. Ce dernier point nous retiendra un peu.

Car souvent, aujourd’hui, ou bien pas de notes (bon, au fond la musique parle d’elle-même...), ou alors des notes rédigées par quelque critique patenté qui vous enlève, à vous qui êtes en charge de la critique, toute raison de prendre la plume. Sauf si des motifs personnels vous opposent au patenté, ce qui ouvre alors un champ infini de palabres venimeux, ce dont notre époque a horreur, on le sait. Ici, comme Edward Perraud présente lui-même longuement son disque, son travail, le sens du titre choisi (Espaces, au pluriel), vous avez toute liberté de ne vous en tenir qu’à l’écoute, tant il est vrai que les considérations d’un auteur sur son oeuvre sont une chose, et la satisfaction de votre oreille en est une autre. Déjà Berlioz, avec ses symphonies à programme, nous avait habitués à ce que son intention soit posée, bien distincte de notre attention.

Espaces est donc longuement justifié et déplié : je n’y intuite pas tout, mais peu importe, je comprends en gros qu’il s’agit, un peu comme chez Bach parfois, de construire une série de pièces enchaînées les unes aux autres par des liens de déplacement d’un lieu sonore, musical, à un autre qui s’en déduit par un saut. Un seul exemple, tiré du texte lui-même : « Je pense aussi à l’espace temps et à la théorie de la relativité d’Einstein qui en découle. J’ai composé le morceau »Space Time« qui s’articule autour de l’intervalle de septième mineure Fa/Mib en pensant à Thelonious Monk. C’est une sensation très personnelle, mais je pense que Monk et la théorie de la relativité sont très liés, et sont faits pour s’entendre... »

Ce qui est fait pour s’entendre, ça c’est sûr, c’est bien ce disque en trio, piano, contrebasse, batterie. Trois générations de musiciens français de haut vol s’y collent (là, vous regardez le personnel de la séance), et déplient pour nous une sorte d’histoire complète de la formule à faire frémir Brad Mehldau lui-même. Ou Keith Jarrett. Ou surtout, car je n’ai jamais cessé de penser à lui en me régalant, chaque fois que j’ai écouté ce disque, Ahmad Jamal. Vous verrez bien ce que ça vous dit, mais moi j’ai trouvé que l’un des plus « rythmiques » des 88 touches était encore ce diable de Jamal, qui aura su choisir ses batteurs, de Vernell Fournier à Idris Muhammad en passant par Frank Gant et Herlin Riley. Il savait bien ce qu’il attendait d’eux : quelque chose qui va, s’arrête et repart, et un sens de l’espace (comme on dit) magistral. Et maintenant, c’est à vous.