Scènes

Jazzdor roule pleins phares

Dernière édition sous la direction de Philippe Ochem


En lisant l’édito du directeur de Jazzdor, Philippe Ochem, dans le programme, on y apprend que c’est son dernier. 36 ans à la tête de cette scène de diffusion et production de jazz et musiques improvisées implantée à Strasbourg mais qui rayonne en Alsace et en Europe (à Offenburg, Berlin, Dresde, Budapest, Varsovie). « Le jazz est politique » écrit celui qui est encore pour peu le président de l’AJC, qui regroupe les lieux de jazz en France. Si politique, qu’il en a fait son cheval de bataille : l’ouverture aux autres scènes, les rencontres internationales, l’amitié entre les peuples.

Philippe Ochem © Teona Goreci

Il n’y a rien de plus fermée que la scène jazz française. Pour peu que l’on voyage en Europe, on s’aperçoit immédiatement que la plupart des groupes de jazz tournent dans plusieurs pays et très rarement en France. Les raisons sont multiples et ne sont pas l’objet de ce papier, mais à cette situation désolante, Jazzdor propose des solutions. Ce n’est pas un hasard si Jazzdor et Citizen Jazz sont partenaires depuis de nombreuses années. Ce n’est pas un hasard non plus si on croise Philippe Ochem dans les festivals européens. Toujours à l’affût, à l’écoute, il sait dénicher les talents à venir et proposer des alliages pour des créations scéniques étonnantes.

On n’oubliera pas dans son bilan la création des disques Jazzdor Series, qui proposent des enregistrements originaux de musicien·nes actuel·les. Avant de le laisser « aller pieds nus sur la lande », nous serons présents lors des dernières éditions sous sa direction de Jazzdor Budapest (mars) et Jazzdor Berlin (juin).

Or donc, après avoir assisté à l’ouverture du festival début novembre, nous sommes revenus écouter quelques concerts en milieu de festival.

Sakina Abdou & Angelika Niescier © Teona Goreci

La plupart se tient dans la salle affiliée à Jazzdor, celle du Fossé des Treize, une salle souvent bien remplie par un public fidèle et connaisseur.
Le Lotus Flower trio réunit Bruno Angelini (p), Sakina Abdou (sax) et Angelika Niescier (sax) et tire son nom de l’admiration pour Wayne Shorter que lui porte le pianiste. Le son du trio est atypique, avec ces deux saxophonistes rompues aux improvisations les plus acérées, mais cela joue aussi sur beaucoup d’unissons et de contrepoints, pour un ensemble lyrique et dense. Jouant sur partitions, les musicien·nes mettent en valeur les mélodies. On ressent Niescier versée dans la vitesse électrique et Abdou plus portée sur une musique soul. Les trois musicien·nes sur scène ont fait la UNE de Citizen Jazz, le trio est d’or.

Le concert suivant est une création du guitariste Paul Jarret. Ce dernier est un modèle de globe-trotter musical. Présent sur la scène française avec de nombreux projets, dont l’Acoustique Ensemble entendu à Nantes récemment, il est aussi aux côtés de la saxophoniste allemande Luise Volkmann, de la pianiste suédoise Karin Johansson et j’en passe. Avec Tilia, il rassemble une des meilleurs batteuses européennes, Sun-Mi Hong, le saxophoniste berlinois rauque et électrique Philipp Gropper et le contrebassiste français Étienne Renard très présent sur les scènes européennes également. Comme toute création, les débuts sont hasardeux, mais le quartet s’en sort plutôt bien, avec des séquences musicales aux couleurs contrastées qui s’enchaînent. Sun-Mi Hong crève l’écran.

Paul Jarret © Teona Goreci

Le trio NA, lauréat de Jazz Migration, joue au planétarium, avec des images de la terre et de l’espace projetées sur l’écran sphérique. C’est étonnant et plutôt onirique comme situation. Le répertoire du trio est rôdé et c’est un seul et long morceau qui s’étire tout le long.

Le trio Hermia/Ceccaldi/Darrifourcq existe depuis presque 10 ans maintenant et il vient rôder son troisième répertoire à Jazzdor. Cette musique répétitive et minimaliste se base sur la respiration et l’horloge interne. Il faut se laisser faire. La majeure partie du concert est donc faite de morceaux tous neufs, dont l’exécution au cordeau demande une grande concentration des musiciens. On ressent cette tension, dans leur façon de jouer, pour ne pas rater les signaux qui annoncent les changements radicaux de rythmes, de séquences, de mélodie. La fin du concert se joue avec quelques titres qu’ils maîtrisent parfaitement et cette soudaine souplesse rend la musique encore plus belle. Ce trio joue rarement, il ne faut pas les rater.

La soirée se termine par un concert création (dans le cadre de Nord Sonore, dispositif d’échanges néerlandais en France) et le groupe Boi Akih augmentée des soufflant·es Hélène Duret (bclar), Fanny Meteier (tb) et Yedo Gibson (ts) - trois UNE de Citizen Jazz. Les arrangements des vents sont très beaux et donnent un relief particulier à ce répertoire patchwork.

Robin Fincker est venu à Jazzdor pour le duo Bize (avec Sylvaine Hélary) et Shadowlands (avec Kit Downes et Lauren Kinsella), mais Jazz Passage oblige, on prend la direction de la ville allemande de Offenburg pour un double concert à la Reithalle (un ancien manège de haras militaire).

Michel Godard & Anne Paceo © Jürgen Haberer

Le Tuba Trio réunit le pianiste allemand Florian Weber et la batteuse Anne Paceo autour du répertoire écrit par le maitre du tuba et serpent Michel Godard. La musique est basée sur des boucles mélodiques sujettes à développement, crescendo/decrescendo. Le tuba gronde, souffle, bondit, chaudement et avec éclat. Le souffle continu maîtrisé par Godard lui permet une narration sans heurt, ronde et haletante. Il jouera la moitié du concert au tuba et l’autre au serpent alternativement. Très apprécié, le groupe sera bissé et offrira une improvisation totale.

Le concert se clôt avec le quartet allemand du tromboniste Nils Wogram, Root 70. Depuis 25 ans – ils publient d’ailleurs un coffret vinyle de leurs disques – le groupe s’époumone à jouer un hommage moderne aux quartets à trombones du be-bop et autres sessions de cool jazz. C’est tout aussi roboratif que chaleureux.

Il restait encore une petite dizaine de concerts à présenter avant la fin du festival et maintenant on attend de savoir qui succèdera à Philippe Ochem pour maintenir le niveau d’exigence et de qualité de la programmation. Qui pour, comme lui, rouler pleins phares afin d’éclairer la voie à suivre.

par Matthieu Jouan // Publié le 1er décembre 2024
P.-S. :

En ce moment, plusieurs scènes jazz françaises sont en cours de recrutement et certaines doivent s’y reprendre à deux fois, tant les candidatures sérieuses manquent. Il semblerait qu’une crise de vocation touche le secteur de la direction artistique et/ou administrative dans le domaine du jazz et des musiques improvisées.
Nous attendons notamment les noms des nouvelles directions de Plages Magnétiques (Brest), l’AJMI (Avignon), Jazzdor (Strasbourg)…