Entretien

Ayumi Tanaka, l’espace sous la surface

Portrait et rencontre avec la pianiste et compositrice japonaise Ayumi Tanaka, qui vit à Oslo. En partenariat avec le magazine norvégien Jazznytt.

Ayumi Tanaka © Camilla Jensen

Il y a 10 ans elle quittait le Japon pour Oslo et la scène jazz norvégienne. Elle en est devenue l’une des meilleures pianistes. En octobre 2021, Ayumi Tanaka Trio a publié « Subaqueous Silence » sur le label ECM. Plus tôt, en avril 2021, c’est l’album « Bayou », du trio Thomas Strønen/Marthe Lea/Ayumi Tanaka, toujours chez ECM, qui a fait sensation. Professionnels et musiciens s’accordent sur son talent à retenir l’essentiel de la musique, cultivant un esthétisme ciselé, paré de mutisme. Sur scène, elle est captivante.

Dans cette interview donnée en octobre 2021 pour le magazine Jazznytt, elle évoque son parcours. De son pays natal où s’exprimait son amour pour la musique orchestrale à sa relation actuelle, encore plus forte, au silence.

Ayumi Tanaka and water © Camilla Jensen

- Ayumi Tanaka, vous étiez capable de jouer de la musique pratiquement avant de savoir parler. Vous avez commencé à l’âge de trois ans. Pourquoi si jeune ?

Mes parents ne sont pas musiciens, mais ce sont des mélomanes. J’ai grandi en écoutant de la musique du matin au soir. Musique classique, compositeurs contemporains et jazz, bien sûr, des musiciens japonais. J’ai la chance d’avoir été exposée à beaucoup de musique quand j’étais enfant. Mes parents m’ont effectivement inscrite à la Yamaha Music School quand j’avais 3 ans, mais pas pour faire de moi une musicienne ou me pousser à faire carrière, pas du tout. Il me fallait pratiquer une activité pour socialiser avec les autres enfants. Mon premier instrument n’était pas le piano, c’était un orgue électronique avec pédale. Je voulais reproduire tous les sons des orchestres que j’adorais tant – contrebasse, cordes, violon ou flûte, je m’amusais à reproduire tous ces sons !

- L’éducation musicale japonaise est connue pour être compétitive. C’est du moins l’image qu’on peut en avoir. Alors que vous étiez encore très jeune, vous vous êtes retrouvée à travailler des concours. Est-ce cela qui a développé vos compétences et votre technique ?

Je ne pense pas que j’étais spécialement douée ou plus douée que les autres. Je progressais parce que je jouais tout le temps. La concurrence n’est pas forcée ; c’est juste un moyen de progresser. Je ne prenais pas ces compétitions au sérieux. Vraiment. Je n’ai même rien gagné avant mes 10 ans. A cette époque, il fallait présenter une pièce de répertoire et une pièce de votre composition au jury. Je l’ai fait chaque année jusqu’à l’obtention de mon diplôme final à l’âge de 18 ans. C’était très intense, oui, mais j’ai puisé l’essentiel de mon inspiration en écoutant les autres enfants, les élèves autour de moi. Ils travaillaient tout autant que moi ! Et baigner dans un environnement de musiques originales composées par des enfants de mon âge, c’est quelque chose de fort, si vous y réfléchissez.

Pour jouer avec d’autres enfants j’ai dû me mettre à leur place et essayer de deviner leurs pensées. C’est comme ça que j’ai appris à partager l’espace

- Jouer de la musique était donc toujours un moyen d’interagir avec les gens autour de vous, de socialiser ?

Oui. Pour jouer avec d’autres enfants pendant toutes ces années j’ai dû me mettre à leur place et essayer de deviner leurs pensées. « Et là ? jouent-ils pour remplir la salle de notes ou adressent-ils leur musique à des personnes spécifiques ? À qui, qu’est-ce qu’ils veulent dire ? » Je pense que c’est comme ça que j’ai appris à partager l’espace avec d’autres musiciens.

Ayumi Tanaka with piano © Helge Lien

L’idée d’espace, en effet, est fondamentale dans sa musique. Dire qu’elle est « captivante » veut dire qu’elle absorbe littéralement l’énergie qui l’entoure. Cela se ressent en concert dans les groupes « Time Is A Blind Guide », avec le batteur Thomas Strønen ou avec le Nakama Quintet de Christian Meaas Svendsen.

- Vous rendez-vous compte de ce pouvoir d’absorption inhérent à votre musique ? D’où cela vient-il ?

Je jouais encore de l’orgue électrique quand j’ai obtenu mon diplôme de fin d’études secondaires. J’avais 18 ans et je commençais à en avoir assez de jouer de cet instrument. Après le lycée, j’ai arrêté de jouer pendant un an. Mais bientôt j’ai eu besoin d’argent. Le premier travail que j’ai trouvé a été de jouer du piano dans des mariages. C’était mon travail à temps partiel pendant mes études, et ça me faisait du bien, parce que c’était juste de la musique de fond ! Pour une fois, personne ne faisait attention à moi ! (Elle rit)

C’est à ce moment-là que je suis tombée amoureuse du son du piano acoustique et que j’ai commencé à développer mon propre son au piano. Je me produisais aussi dans des piano-bars. Je devais jouer parfois de 21 heures à 1 heure du matin. Encore une fois, c’était juste une musique de fond, ou des chansons que les clients me demandaient de jouer, des standards de jazz ou des mélodies de succès populaires.

- C’est fou de se dire qu’à un âge où la plupart des jeunes musiciens rêvent d’être sous les projecteurs et d’être reconnus, vous vous épanouissez en restant volontairement dans l’ombre ! Ça a dû être une expérience difficile ; non ?

Non car cette période m’a permis de me concentrer sur la création de mon propre espace sonore. J’ai continué à chercher. Je me suis rappelé à quel point j’adorais m’immerger dans les sons de la nature quand j’étais enfant. J’aimais être entourée de sons provenant de la mer, de la montagne, prêter attention au vent dans les arbres, au bruit de la rivière. Tous ces sons, je me suis dit que je devais les reproduire et les organiser en couches successives dans ma musique.

- Le son de la nature est omniprésent dans votre musique. Mais elle n’est pas reproduite, elle est plutôt suggérée : quelles sont vos intentions ?

J’aimerais jouer et reproduire les sons de la nature. J’aimerais pouvoir dire à quel point la nature est belle. Chaque son y est essentiel. Je pense vraiment que ce que je fais en musique, c’est essayer d’apprendre de la nature.

- J’ai vu votre trio au Kafé Hærverk à Oslo en septembre. Je me rappelle avoir regardé mon voisin avec agacement juste avant que vous ne commenciez à jouer parce que l’une des bouches d’aération faisait du bruit. Au bout de quelques minutes, c’était comme si le son parasite avait été absorbé par les touches du piano. Un miracle ?

Non. À chaque concert, je prends un temps d’observation avant de commencer à jouer. Le silence n’existe pas ! La pièce possède déjà son propre son et sa propre énergie et vibration. Il y aura toujours des bruits parasites, d’autres sources sonores dans l’environnement du jeu. Il vaut mieux les accepter et vous en servir. En fait, je pense que plus on joue, plus il est facile de se « couper » de certains bruits environnants ou, au contraire, de les inclure dans la musique. J’aime pratiquer l’un et l’autre.

Jouer et reproduire les sons de la nature… Chaque son y est essentiel.

- En 2013, vous créez votre trio avec Christian Meaas Svendsen (contrebasse) et Per Oddvar Johansen (batterie). « Memento », un premier album, sort en 2016 sur le label AMP Music. Vous avez parcouru de nombreux pays et exploré différentes cultures avec une musique qui « cultive l’art de sentir plutôt que de penser » [1] Comment travaillez-vous ?

Nous avons ressenti immédiatement que nous saurions partager l’énergie de la musique de la même manière. L’énergie de chaque note. Même dans le silence, il y a une énergie spécifique. Nous n’avons même pas besoin de nous parler ou de nous l’expliquer. Chaque élément d’une musique a son propre espace et doit le trouver en harmonie avec les autres. C’est comme ça que nous travaillons ensemble, Christian, Per Oddvar et moi. Ils s’intéressent tous les deux à l’art et à la culture du Japon. Un jour, je suis arrivée en répétition avec l’idée d’un morceau inspiré du gagaku (musique de répertoire jouée pour la cour impériale japonaise) et nous avons créé quelque chose instantanément. Je n’ai jamais eu à expliquer ce que je voulais qu’ils jouent. Ils le savaient déjà. Parfois, ils me comprennent davantage que ce que je peux attendre d’eux.

- Comment le trio a-t-il évolué en 8 ans ?

Au début, nous étions un trio piano/basse/batterie assez classique. On peut l’entendre sur le premier album, qui je pense est plus jazz. Mais cette transition entre le jazz et quelque chose qui me ressemble plus, qui est peut-être plus « japonais », n’était pas planifiée du tout. C’est quelque chose de très personnel. Vivre en Norvège m’a rendue plus consciente de mes racines et m’a donné envie d’étudier et de revenir à mes origines. Sans vouloir généraliser, je pense tout de même que cela arrive lorsqu’on vit loin de son pays d’origine. Et ça me rend heureuse. C’est une chose très positive. J’ai l’impression que je n’aurais jamais pu apprécier la beauté de toutes ces musiques traditionnelles aujourd’hui si je vivais encore au Japon.

Ayumi Tanaka Trio @ Pernille Sandberg

- Qu’est-ce qui vous a amenée à quitter le Japon pour vous installer en Norvège ?

Quand j’ai commencé le piano après avoir arrêté l’orgue, je voulais improviser. J’ai pensé, étrangement, que la musique pour le faire était… le jazz (!). Mais cela ne s’est pas fait tout de suite. Le Japon a une scène jazz importante mais ma ville natale, Wakayama, n’est pas assez grande pour y voir ce que je cherchais. La ville la plus proche pour assister à des concerts de jazz était Osaka, à une heure de train. Malheureusement, les jazzmen que j’y ai rencontrés étaient fous de bebop et hard-bop. Je voulais jouer avec des musiciens expérimentés, donc le seul moyen était de les rejoindre dans les jam sessions. Ils m’ont dit : « Tu ne joues pas du jazz. Tu devrais rentrer chez toi et apprendre le bebop, si tu veux qu’on joue ensemble. » Donc je suis rentrée chez moi et j’ai essayé. Vraiment. Mais ça me rendait triste : je voyais bien que la connexion était un peu forcée. Au lieu de me décourager, cela m’a fait réaliser à quel point je devais être honnête dans ma musique.

Puis, j’ai rendu visite à un ami à Göteborg, en Suède. C’est là que j’ai découvert la musique norvégienne. D’abord avec Jan Garbarek et Bobo Stenson. Une révélation : « Wow ! Cette musique me parle. » Ils laissaient tellement d’espace l’un à l’autre. C’était fantastique. Je me suis mise à écouter le jazz scandinave puis, plus généralement, le jazz européen.

Sa découverte de la scène norvégienne amène Tanaka à s’intéresser au label ECM. Elle dit modestement que c’était une rencontre naturelle, mais nous avons entendu dire que c’est Manfred Eicher, particulièrement impressionné, qui est venu la chercher. Le deuxième album de son trio, s’intitule « Subaqueous Silence » et sort donc, naturellement, chez ECM. Un silence sous-marin enregistré live à Victoria, la scène nationale de jazz d’Oslo, le même cabaret où elle passait ses soirées rivée au premier rang lorsqu’elle est arrivée à Oslo, ne connaissant presque personne, il y a 10 ans. Allégorie parfaite pour montrer le chemin parcouru et l’importance de la musique live dans son processus créatif.

« Le titre éponyme, « Subaqueous Silence », dure 9 minutes sur l’album, mais il durait à l’origine plus de 20 minutes. La façon dont nous jouons avec l’espace n’est pas quantifiable. Je veux composer de la musique qui sonne comme une improvisation, et je veux improviser une musique qui s’entende comme si elle avait été écrite. C’est comme ça que je travaille, en mettant ces modes de création au même niveau. »

Ce serait cependant une erreur et un stéréotype de considérer la musique de Tanaka comme un haïku musical, car elle n’a aucune limite formelle ni temporelle. Je lis une citation du journaliste allemand Ingo J. Biermann qui écrit « C’est l’un des piano-trios les plus fascinants que j’ai entendus depuis que j’ai commencé à écrire sur la musique nordique ! » Elle est donc considérée comme une musicienne scandinave. Est-ce qu’elle s’en émeut ? Elle répond en riant :

« Il parle de la musique, pas de moi ! Bien sûr, je suis heureuse que ma musique soit considérée comme nordique. Je ne veux pas que ma musique soit étiquetée. La musique porte sa propre histoire. J’ai rencontré et joué avec tant de grands musiciens nordiques ces dernières années, c’est donc normal que la musique sonne comme la scène qui l’a inspirée ! Je me sens très chanceuse d’avoir ma place dans cette communauté de musiciens en Norvège. Je veux que ma musique soit le résultat d’un maximum de mélanges ; simplement parce que la scène norvégienne est très ouverte. »

par Anne Yven // Publié le 6 mars 2022
P.-S. :

Cet article est publié simultanément dans les magazines européens suivants, à l’occasion de « High Society ! » une opération de mise en avant des jeunes musiciennes de jazz et blues : Citizen Jazz (Fr), JazzMania (Be), Jazz’halo (Be), London Jazz News (UK), Jazznytt (No), Jazzwise (UK), Jazz-Fun (DE), Jazzthetik (DE), Jazz Dergisi (TU), Jazz Special (DK).

This article is published simultaneously in the following European magazines, as part of « High Society ! » an operation to highlight young jazz and blues female musicians : Citizen Jazz (Fr), JazzMania (Be), Jazz’halo (Be), London Jazz News (UK), Jazznytt (No), Jazzwise (UK), Jazz-Fun (DE), Jazzthetik (DE), Jazz Dergisi (TU), Jazz Special (DK).

#Womentothefore #IWD2022

[1source : site de Christian Meaas Svendsen.