Entretien

Erwan Keravec

Dans la tradition bretonne, le sonneur est un musicien.

Erwan Keravec est l’un d’eux. Il joue de la cornemuse et a longtemps évolué dans un contexte traditionnel. Depuis une dizaine d’années, il explore de nouvelles voies pour son instrument. Il veut le faire vivre hors de sa culture d’origine et le confronter à d’autres styles musicaux, d’autres disciplines artistiques, d’autres traditions. Il s’est fait entendre auprès d’improvisateurs comme Beñat Achiary ou Jean-Luc Cappozzo. Récemment, il a croisé la route de Julien Desprez dont il partage le goût de l’exploration sonore. En préambule à leur premier concert toulousain, j’ai questionné Erwan Keravec sur sa démarche musicale, ses influences et sur son dernier disque, Revolutionary Birds.

- Erwan, vous citez souvent Albert Ayler comme influence, pourquoi ?

Albert Ayler s’est approprié la cornemuse pour l’intégrer à son univers [1]. Quelques musiciens traditionnels se sont intéressés à l’improvisation. Inversement, des musiciens de la musique improvisée comme Ayler se sont intéressés aux instruments traditionnels. En citant Ayler, je m’intéresse surtout à l’opposition de nos chemins respectifs : musicalement, nous n’avons pas grand-chose à voir.

- Qui d’autre vous a influencé ?

Comme je viens de la musique traditionnelle, les sonneurs ont été ma première influence à l’adolescence. Puis, les musiciens de l’ARFI : grâce à eux j’ai commencé à jouer dans des situations d’improvisation. De la même manière, en écoutant Beñat Achiary je me suis senti très à l’aise dans l’improvisation. Pour autant ce n’est pas une influence sur la musique que je joue. Mais sa façon d’être à la musique m’a beaucoup inspiré.

Erwan Keravec

- Est-ce que vous écoutez des sonneurs d’autres pays ?

Rien qu’en Europe, on dénombre 70 cornemuses différentes, avec des modes de jeu et des répertoires différents. J’écoute évidemment tous ces instruments car c’est un incroyable vivier de possibilités de jeu. Dès que je peux leur piquer quelque chose, je le leur pique. Après, il est difficile de capter les façons de jouer des autres cornemuses. Il y a quelques années, j’ai monté un trio avec une cornemuse iranienne, une algérienne et moi [2]. Nous avons fait l’expérience d’essayer chacun la cornemuse de l’autre. Le seul qui s’en tirait vraiment bien, c’était le sonneur algérien avec ma cornemuse. Il arrivait à en faire spontanément quelque chose de plutôt intéressant.

- J’ai lu dans une interview que vous citiez aussi le métal et le rock progressif comme influence. 

Oui, il y a un vrai truc sonore qui fait que je peux être touché par ces musiques : une espèce de puissance et de densité sonore qu’on retrouve d’une certaine manière dans le free jazz. Il y a quelque chose de très physique, quelque chose qui prend le ventre, quelque chose que je ressens avec la cornemuse. J’ai effectivement une proximité avec ça.

Je fais de la musique contemporaine car je me questionne sur la manière dont l’instrument peut exister en dehors de la musique traditionnelle.

- L’instrument oblige à jouer fort ?

Oui

- Est-ce que cela vous limite dans votre jeu ?

J’ai travaillé avec une quinzaine de compositeurs, tous m’ont demandé si je pouvais jouer moins fort (rires). Très vite, ils ont détourné cette contrainte en l’utilisant autrement. En fait, l’instrument n’a pas que ce jeu-là. Il existe des sons périphériques avec plein de possibilités sonores mises de côté d’habitude. Je vais m’en servir comme matériel musical car ils offrent une palette de sons très riches et une dynamique sonore extrêmement grande. Je peux les utiliser à la fois comme matière pour improviser, mais aussi pour accompagner.

- Etes-vous allé au bout de l’exploration de de ces sons périphériques ?

Pendant un temps, je l’ai fait comme un catalogue, pour être sûr de pouvoir les produire et les reproduire. La finalité de ce travail, c’est d’avoir la maîtrise de ces sons pour tenir un discours musical avec eux. Maintenant, dans les moments d’improvisation, il y a des choses qui m’échappent et qui deviennent de nouvelles découvertes.

- Vous aimez qu’on vous présente de quelle manière ?

J’utilise toujours le mot sonneur. La musique traditionnelle est une musique d’héritage. La génération qui te précède te livre une part de ce qu’elle a vécu. Celui qui reçoit cet héritage le traite comme il en a envie. Tu appartiens donc à une sorte de chaîne où chacun fait ses choix. Je me considère toujours dedans, même si je n’en joue plus beaucoup.

Je ne travaille pas la musique par hasard. Chaque projet s’inclut dans quelque chose de plus grand. Je fais de la musique contemporaine car je me questionne sur la manière dont l’instrument peut exister en dehors de la musique traditionnelle. Je fais de la musique improvisée car j’ai quelque chose à dire sur le sujet. Je sais pourquoi je travaille avec chaque personne. Tout pour moi rentre dans un chemin qui est extrêmement clair. L’expliquer revient à expliquer ce que je vis au quotidien.

Si un musicien voulait jouer pianissimo avec moi, je m’ennuierais vite.

- Avez-vous construit cette vision au fil de vos rencontres ou l’aviez-vous en tête depuis longtemps ?

Globalement, c’est assez clair depuis un moment. J’ai décidé d’être musicien car j’ai quelque chose à dire là-dessus. Quand je n’aurai plus rien à dire, j’arrêterai. J’ai vraiment formalisé mon propos en 2007 avec mon premier disque solo. J’ai écrit que je voulais voir comment l’instrument pouvait raconter autre chose en dehors de sa culture d’origine. C’est un peu mon fil conducteur. J’ai grandi dans cet univers traditionnel, alors déplacer l’instrument, c’est aussi me déplacer moi. Je traite de ma propre culture tout en traitant de la culture de l’instrument.

- Qu’est ce qui a amené des improvisateurs d’horizons différents comme Jean-Luc Cappozzo, Beñat Achiary ou Mats Gustafsson à jouer avec vous ?

Tous ces musiciens, ainsi que Julien Desprez avec qui je commence à jouer, ont quelque chose en commun. Ce sont des improvisateurs avec une grosse relation au son. Eux-mêmes sont très branchés sur les sons périphériques, avec un vrai intérêt pour le jeu fort. Même Beñat fait des parties acoustiques quand on joue ensemble. Il ne peut pas s’empêcher de sortir des micros pour avoir une relation physique avec l’instrument. Il veut sentir dans sa voix le rapport de puissance avec l’instrument. Tous ces musiciens ont ce rapport-là donc on s’entend très vite quand on se rencontre. Si un musicien voulait jouer pianissimo avec moi, je m’ennuierais vite.

- Passez-vous facilement d’un partenaire à l’autre ?

C’est assez évident de passer de Jean-Luc Cappozzo à Beñat. Même s’ils sont assez différents, ce sont tous les deux des mélodistes. Et moi, je ne suis pas indifférent à cela, donc il y a une forme d’aisance dans nos rencontres. Avec Mats Gustafsson, c’est très différent. Il n’y a pas la proximité avec la musique traditionnelle comme avec Jean-Luc ou Beñat. Lui, il vient du punk, du noise. Improviser avec Mats me décale énormément. Il y a quelque chose de très tribal. Je ne projette pas la musique de la même manière avec lui qu’avec Beñat et Jean-Luc. Je retrouve quasiment ce que je fais dans la musique contemporaine.

- Vous jouez pour la première fois avec Julien Deprez à Toulouse le 20 Janvier. D’où est née cette rencontre ?

On s’est retrouvé coup sur coup à présenter notre solo dans des festivals. J’ai assisté plusieurs fois au sien et je crois qu’il a vu plusieurs fois le mien. Je suis fan de son solo Acapulco. Je trouve cela absolument magnifique. De proche en proche, on a commencé aussi à avoir des collaborations identiques : il joue aussi avec Mats. A force, on s’est dit qu’il fallait qu’on fasse quelque chose ensemble. Et puis Julien a proposé de jouer ensemble pour ce concert à Toulouse. Il a été le premier à dégainer (rires).

- Comment avez-vous préparé cette rencontre ?

Ce sera complément improvisé. Vu notre rapport commun à cette forme d’immédiateté, on a trouvé plus intéressant de commencer ainsi. On veut se rendre compte de l’impact de notre rencontre. Avec Beñat, Jean-Luc et Mats, je l’ai toujours fait comme ça. Je n’ai jamais répété avant, cela a toujours été fait en direct.

- Sur votre dernier disque Revolutionary Bird, la musique paraît plus facile d’accès.

C’est mon disque le plus proche des musiques du monde. Avec Wassim Halal et Mounir Troudi, on voulait tous les trois garder un rapport à l’improvisation, d’autant plus qu’elle est présente dans chacune de leur tradition. Tout ce que fait Mounir est improvisé, mais dans sa tradition, le chant est lié à des formes mélodiques. C’est sans doute pour cela que le disque peut paraître plus facile d’accès.

Erwan Keravec
Erwan Keravec

- Vous êtes partis de thèmes ?

Il y a quelques thèmes, mais pas tant que ça. Le gros du gros, ce sont soit des patterns, soit des formes de jeu construites sur la voix de Mounir. Il y a plein de moments où on déborde sur sa voix. Il y avait un jeu dans une des pièces où on voulait complètement submerger Mounir avec nos instruments. Le disque est plus construit autour de jeux comme celui-là que de thèmes.

Je joue de la musique traditionnelle mélodique. Je ne vais pas bouder mon plaisir, j’adore ça ! « Turc » par exemple, j’ai entendu ce thème à Istanbul il y a plus de 10 ans. Je l’adore ! Le jouer c’est un vrai plaisir. Dans ce disque, il y a des choses très inhabituelles par rapport aux 5 derniers disques que j’ai produits.

par Jean-François Sciabica // Publié le 4 mars 2018

[1Sur Music is the Healing force of the Universe et The Last Album, Albert Ayler joue en partie de la cornemuse.

[2Erwan Keravec (cornemuse écossaise) / Saeid Shanbehzadeh (cornemuse iranienne) /Bachir Temtaoui (cornemuse algérienne).