Chronique

Etsaut

Jazz et cornemuse

Perrine Mansuy (p), Eric Montbel (cornemuses, whistles, cl), Laurent Cabané (b, saz, comp.), Djamel Taouacht (dms, g), François Cordas (sax).

Label / Distribution : Opus News / Phonopaca

Surtout, ne pas s’arrêter au titre de l’album, qui pourrait en rebuter plus d’un par son petit côté « musique de terroir » aux accents un brin passéistes, ou faire croire à une tentative de greffe artificielle d’un instrument sur un répertoire qui n’a jamais vraiment été très accueillant pour lui [1]. Retenons plutôt la dimension collective, très attachante par la chaleur de son chant, d’un disque qui ne manque pas d’atouts et qu’on écoute avec un vrai plaisir.

Sous l’impulsion du contrebassiste et compositeur Laurent Cabané, Etsaut [2] déroule sa petite musique dans un environnement où la cornemuse n’est qu’un instrument parmi d’autres. Contrairement à ce que laisse entendre le titre du disque, ici la cornemuse n’est pas plus mise en évidence que le saxophone soprano de François Cordas ou le piano de Perrine Mansuy – qu’on est bien content de retrouver au détour de ce petit voyage, où elle s’illustre avec la virtuosité retenue qu’on lui connaît (cf. ses Vertigo Songs). La cornemuse étant une composante du son du groupe, on se surprend assez vite à ne plus lui accorder d’attention particulière, après quelques minutes d’une écoute curieuse.

Car il s’agit bien ici de jazz, mais fondu dans un cocktail réussi où les musiques traditionnelles d’inspiration celtique (la présence du whistle, - dont joue Eric Montbel, le sonneur -, n’est pas étrangère à cette identité), avec ici ou là une incursion dans une world music aux couleurs chaudes (le très latino « Urbs »). Du jazz, oui : en témoigne le groove qui habite « Guêpier », le tonique « Polar » et le très réussi « D’un endroit à l’autre ». Les instruments sont à la fête, en particulier le soprano, dont les couleurs se marient avec naturel avec celles de la contrebasse et du piano, et bien sûr de la cornemuse. Etsaut fait une démonstration de saine énergie, le groupe déroule des mélodies attachantes (« Duoduo », « Ibogafatobé », « Mont Barral », « La fontaine de l’ours », « Retour »…), faisant ainsi le choix du beau qu’on ne confondra pas avec le joli. Reconnaissons que dans ces moments un peu suspendus dans le temps, le choix de la cornemuse s’avère judicieux : lorsqu’elle laisse libre cours à son lyrisme, elle donne le frisson (« La fontaine de l’ours », sublimée par une très brillante intervention de Laurent Cabané à la contrebasse). Le groupe est par ailleurs suffisamment expérimenté pour jeter des ponts vers des univers plus aventureux, en osant furtivement des improvisations aux tonalités free.

Jazz et cornemuse n’est pas une déclaration révolutionnaire dans l’histoire du jazz, ni une exploration de contrées inconnues. Chacun son univers ; Cabané et ses complices sont plutôt experts en célébration rassembleuse. Leur disque est une invitation, humble et chantante, à partager des instants de contemplation, une musique ouverte à des publics qui, trop souvent, s’ignorent ou ne se regardent que de loin. C’est un travail de passage de frontières qu’il faut encourager, parce qu’il est essentiel. Estaut est le témoignage d’une belle amitié entre cinq musiciens qui méritent qu’on s’attarde sur leur travail ; il souligne enfin toutes les qualités de compositeur de Laurent Cabané.

par Denis Desassis // Publié le 24 septembre 2012

[1On se souviendra néanmoins de Rufus Harley (1936-2006) aux côtés de Sonny Stitt ou Sonny Rollins. On notera avec amusement que deux grands Sonny se sont donc adjugé le concours d’un sonneur.

[2Petit village de la Vallée d’Aspe, dans les Pyrénées Atlantiques, où remontent les origines de Laurent Cabané.