Chronique

Anthony Braxton & Eugene Chadbourne

Duo (Improv) 2017

Anthony Braxton (as, ss, bbcl, bbs, bs, cbs), Eugene Chadbourne (g, bj)

Label / Distribution : Tricentric Foundation

Anthony Braxton et Eugene Chadbourne. De loin, c’est une histoire de l’Amérique, ou plutôt de ses marges créatives. De ce que la culture, l’officielle, nomme contre-culture pour éviter de les avoir dans les pattes. C’est une rencontre inédite, excitante, et sur le long terme (huit improvisations d’une heure ou presque dans un coffret bleu) entre le multianchiste qui pense la musique et son langage de manière syncrétique, en dehors de tout carcan, et le guitariste et banjoïste-héros. Chadbourne est un phénomène. Le protest-singer qui joue aussi bien du rock garage que du Beethoven et qui alternativement rejoint Aki Takase dans un éloge du stride ou Jimmy Carl Black, le premier batteur des Mothers of Invention, dans une country marinée aux alcaloïdes. De près, c’est bien plus fort que cela. C’est l’histoire d’une amitié, d’une belle, d’une profonde amitié entre deux musiciens risque-tout qui se connaissent depuis 40 ans. Ils discutent ensemble avec intensité, à l’image de cette « Improv Three » où Braxton passe de la clarinette contrebasse au saxophone sopranino avec une aisance rare, soutenu par l’électricité chaleureuse de la guitare.

Dans la grande organisation des codes d’Anthony Braxton, ce genre de duo a une signification particulière. On sait qu’il aime aller à la rencontre de l’autre, mais comme la récente parution avec Jacqueline Kerrod, cela se fait sur son terrain, avec une composition de sa nomenclature. Ici, il s’agit d’improvisation : récemment on l’a entendu dans ce registre avec Taylor Ho Bynum et Bob Bresnan. Cette longue session de 2017 avec Eugene Chadbourne a d’autres racines, ce que l’on entend clairement dans « Improv Seven », où les cordes effleurées sculptent avec avidité un souffle lent et lourd, indubitablement serein. On est ici dans la continuité de ce que Braxton a pu construire avec Fred Frith et peut-être encore davantage Joe Morris ( Four Improvisations (Duo) 2007) dans le déploiement de timbres ; dans le prolongement même de ces Moments Précieux passés avec Derek Bailey, influence directe de Chadbourne. Nous avons ici face à face, ou plutôt côte à côte, des musiciens à la culture infinie, tant dans le domaine de leurs instruments que de l’histoire de la musique en général. Sur ce coffret de huit heures, ils surfent sans insister sur bon nombre de citations avortées ou de clins d’œil amusés.

Car il ne faut pas négliger l’humour qui nimbe ce coffret. Il est discret, autant que la fraternité qui unit les deux hommes. Il n’y a pas d’effusion dans ces improvisations, qui ne connaissent pas l’orage, mais des accolades sincères qui se bâtissent sur le temps long. On y trouve également un réel et puissant respect commun. On sait que c’est Chick Corea qui a convaincu Braxton d’embrasser pleinement sa carrière de musicien ; ce dernier a fait de même avec Chadbourne, à l’époque où il penchait (dangereusement, forcément dangereusement) vers la critique musicale. C’est donc aussi une histoire de transmission qui se joue ici et qui renforce réellement l’expérience du duo. Pour son nouveau coffret, la Tri-Centric Foundation offre une riche facette de la musique de Braxton qui documentera les amateurs et fera découvrir aux curieux deux musiciens passionnants et ouverts à toutes les expériences.

par Franpi Barriaux // Publié le 20 septembre 2020
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