Scènes

Banlieues Bleues 2012 : Eugene Chadbourne, Aki Takase

A Pantin, ce 29 mars 2012, on louchait vers les racines de la musique populaire américaine. Mais, confiées à Eugène Chadbourne et Aki Takase, ces belles antiquités, loin des musées, sont passées au shaker, l’instrument des cocktails revigorants.


A Pantin, ce 29 mars, on louchait vers les racines de la musique populaire américaine. Mais, confiées à Eugène Chadbourne et Aki Takase, ces belles antiquités, loin des musées, sont passées au shaker, l’instrument des cocktails revigorants.

Tout en bouille et sourire tordu, les yeux asynchrones derrières ses lunettes à quadruple foyer au moins, Eugene Chadbourne vous fait face dès la porte de la Dynamo franchie, debout derrière un étalage proposant une poignée d’albums parmi la gigantesque discographie qu’il autoproduit à la chaîne depuis trente ans. Toute légende qu’il soit devenu, ce monsieur ne fait pas vedette pour deux sous dans son costume d’artisan-vendeur. On se dit qu’ici, ce soir, la franquette sera bonne.

Intuition confirmée par une entrée en matière sans façons : quelques mots et les deux musiciens se mettent à jouer, comme dans leur salon. Chadbourne manie à gracieux tâtons une steel guitar – instrument porteur en soi d’images d’Epinal en grande quantité. Et, aux harmonicas – oui « aux », à voir la quantité de métal étalée à ses pieds, le monsieur ne manque pas de munitions – voici le Belge Steven De Bruyn. Que ce soit au sein des Rythm Junks ou avec le guitariste Roland Van Campenhout, c’est un habituel arpenteur des routes anciennes et rurales du blues et de la country millésimée classique.

Il suffit de peu de notes pour comprendre que ces terres seront ici visitées par les chemins de traverse. Le répertoire immense de l’Americana, maintes fois entendu, lu et relu, est malaxé, trituré, comme passé entre les mains innocemment sadiques d’un enfant ou d’un sauvage, ce qui revient souvent au même. Pas de place pour les reprises note pour note ; quelques partitions seulement, entre les pages du légendaire cahier de Chadbourne : ventru, foutraque débordant de papiers de tous coloris, collés ou scotchés de travers. À l’image de sa musique. Outre l’irrespect il y a la matière musicale, comme toujours fascinante chez lui. Sa pratique intense et maintenant ancienne de la guitare (et du banjo) révèlent une grande familiarité, une grande complémentarité avec l’instrument, et donnent en même temps l’impression que l’instrumentiste le redécouvre perpétuellement. Familiarité et surprise mêlées dans une réinventivité rugueuse.

Et ces coups de cordes en travers des canons country, cette détresse blues qui part en clownerie, ces grimaces qui déforment des chants familiers… Tout cela teinte l’ensemble d’une étrangeté touchante. Déstabilisante, aussi.
Précisément parce qu’elle affleure, qu’elle perce sans s’exhiber, contrairement à ce qui se passe chez tant de lassants professionnels de la marginalité bien calibrée. Hors des formes établies, la moulinette à laquelle passe le vénérable répertoire tient de l’art brut, sans se poser pour autant la question de la transgression. Quant aux allures d’avant-garde que revêt à l’occasion telle ou telle dissonance, c’est sur le mode ludique qu’elles s’expriment. Sans le sérieux qui donne parfois de désagréables petits airs de messe aux performances des expérimentateurs officiels.

A l’exception de quelques airs immédiatement reconnaissables, tel ce thème de Nina Simone chanté serviette sur la tête, comme un tennisman au changement de côté, on ne fait pas toujours le tri entre originaux colorés de tradition ou anciens airs renaissants après lavage à grande eau chadbournienne, une eau ce soir propulsée par un harmonica tantôt lyrique et tendre qui peut aussi se muer en locomotive à vapeur dans des esquisses cartoonesques des grands clichés américains. Par exemple, un boogie qui, malgré les nids de poule dans la voirie rythmique, reste assez sautillant pour pousser à la guinche. Un air de country non réservé au vieil homme et qui, une fois chadbournisé, danse avec des jambes de vingt ans. Au fil des morceaux s’échafaude sous nos yeux une sorte de Palais idéal d’un Facteur Cheval ayant troqué les pierres contre des notes. Une musique de bricole, de savoir-faire et d‘inventivité foutraque, le tout se télescopant en étincelles joyeuses, bordéliques, aimablement grinçantes. Une musique biscornue, bancale, mais pas ennemie de la joliesse et des mélodies simples, quoique rafistolées. Le concert se conclut par un splendide rappel (alors que ces ajouts obligés ternissent souvent le charme de la soirée) : le magnifique thème de Macadam Cowboy et une de ses plus célèbres répliques, éructée par Dustin Hoffman, hobo claudiquant à travers New York : « Hey, I’m walking here ».

Un petit quart d’heure de relâche et la scène s’emplit à nouveau de musiciens qui, pour certains, étaient déjà assis dans la salle et se contentent donc de descendre sur scène. Puisqu’on vous dit que la franquette est bonne.

Et c’est le retour d’Eugene, qui a mis cette pause à profit pour vendre quelques CD et changer de chemisette (initiative indispensable, après pareille débauche d’énergie). Le bas de pantalon remonté, tel un pêcheur de boucaux, il ouvre les nouvelles hostilités d’un chant ultra-dynamisant tandis qu’Aki Takase tape furieusement du talon haut derrière son piano. Leur Old & New Blues Project, qui assure la deuxième partie, appartient à la facette « historique » de la pianiste et leader - celle, parallèle aux arides compositions originales, des relectures de classiques (Monk, Ornette Coleman mais aussi de compositeurs plus anciens tels W.C. Handy, ou Fats Waller). Pour Chadbourne, c’est un retour du jazz « par le band ». De celui qui se joue au Petit Journal, mais sans le liquide d’embaumement qui grippe trop souvent des mélodies jadis toniques. Aux côtés de la pianiste et du trublion, des habitués de chez Takase, grands producteurs de sonorités décapantes. Aussi les thèmes et couleurs plus qu’octogénaires sautent-ils comme autant de grenouilles sur une plaque chaude ; la furie originaire des instrumentistes couve encore sous l’épaisseur historique des morceaux. Une violence que trahissent les doigts tendus d’Aki Takase martelant son Steinway, martiale, l’air de prendre appui sur lui pour propulser sa musique.
Avec quelques pauses… Du morceau rauque et rentre-dedans on peut passer à la ballade veloutée de son mais trouée de notes manquantes - absences créatrices d’espaces, suspensions et surprises. De mini-fractures dans la mécanique rythmique qui ne provoquent pas l’effondrement des morceaux mais les relancent, les réorientent hors du connu, du labellisé où il arrive que par paresse on les range.

Dans ce beau collectif, on peut passer de l’un à l’autre, apprécier les talents et apports de chacun, sans pour autant que l’ensemble se disperse : le banjo de Chadbourne, infernale machine à ressort dont les notes se déforment au rythme de la musique et l’amplifient en retour ; Paul Lovens, batteur d’une élégance rare alternant frappe sèche et pauses classiques, outre les moments de sauvagerie - soit un swing impeccable comme sa mise, mais avec ses soubresauts, ses coups de folies ; des souffleurs barrissant – Nils Wogram au trombone, Rudi Mahall à la clarinette – aussi à l’aise dans le solennel que le débraillé, rappelant à plusieurs reprises les arrangements de Carla Bley, qui sait si bien conjuguer les supposés contraires du free et de la composition classique.

Belle soirée de musique râpeuse, foutraque, où la tradition pour une fois n’a pas été passée à l’encaustique mais au papier de verre : l’occasion de voir, sous le vernis, les couleurs d’origine, la sève qui peut encore s’y trouver.


  • Eugene Chadbourne (g, bjo, voc) ; Steven De Bruyn (hca)
  • Aki Takase Old & New Blues Project : Aki Takase (p) ; Eugene Chadbourne (g, bjo, voc) ; Nils Wogram (tb) ; Rudi Mahall (cl, b) ; Paul Lovens (dm).