François Jeanneau, la vieillesse peut attendre
Portrait à l’occasion de la sortie d’un disque en duo et d’un livre conséquent.
François Jeanneau © Laurent Poiget
Figure majeure du jazz en France, François Jeanneau fait parler de lui. Les sorties concomitantes de l’album numérique Tête-à-Tête où l’on retrouve son ami Walter Thompson et de l’ouvrage Une anche passe résument mieux que tout les expériences plurielles vécues par cet artiste. Saxophoniste, flûtiste, compositeur, arrangeur, François Jeanneau a toujours été un visionnaire éclairé. Ses partenariats fructueux avec les musiciens américains de passage à Paris dans les années cinquante précèdent son attrait pour le free jazz dans la décennie suivante. Ensuite, son implication dans la musique électrique populaire préfigure son retour au jazz où il s’implique dans la création de nombreuses formations à géométrie variable. François Jeanneau a développé un sens aigu de la pédagogie et une analyse perspicace de l’évolution des musiques improvisées. Sa disponibilité, doublée d’un sens de l’humour bienvenu, nous a permis d’échanger sur de nombreux sujets avec une constante : sa passion pour le jazz.
La publication de l’album numérique Tête-à-Tête nous rappelle que la rencontre avec Walter Thompson fut importante pour François Jeanneau. « En 1999, je me suis rendu à Saint-Jacques-de-Compostelle à l’initiative de Dave Liebman qui avait programmé une semaine chargée dans le cadre du meeting annuel de l’International Association of Schools of Jazz. Un matin je lis : Démonstration de Soundpainting avec Walter Thompson. Je me rends dans un amphithéâtre pour découvrir cette nouveauté et là je tombe par terre, c’est une révélation. J’ai demandé à Walter de venir animer un stage d’une semaine au Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris afin de présenter son concept et depuis on ne s’est plus quittés ». Ce langage gestuel de création artistique multidisciplinaire en temps réel évolue constamment, le dictionnaire avoisine de nos jours les 1200 signes de la main et du corps. Les interactions entre les improvisations des musiciens et du soundpainter aboutissent à des compositions en temps réel. « Il y a une part de surprise qui subsiste dans le Soundpainting avec une conversation perpétuelle entre performer et soundpainter ; on ne peut pas se tromper, on continue. Comment anticiper et répondre à un son tenu, avec quoi, quelle tessiture, qu’est ce que j’en fais ? Avec Walter on s’est dit il y a un peu plus d’un an, faisons un duo ensemble, cinq séquences. Cyril Pèlegrin et Ersin Leibowitch ont organisé cette séance d’enregistrement et l’ont mise en ligne ».
Il est important de se référer à la tradition pour pouvoir faire autre chose, et on ne peut pas réinventer la musique tous les soirs
François Jeanneau demeure actif au quotidien comme lorsqu’il se produisait en clubs à ses débuts. « Dans les années cinquante j’ai pu me faire connaitre grâce aux clubs dans des tas d’endroits, je me souviens bien d’un fameux soir où je me suis retrouvé sur scène avec Martial Solal avec un trac, vous imaginez ! Je découvrais là une musique totalement inédite mais Martial a été charmant avec moi. Au Club Saint-Germain j’ai joué pendant deux ans et demi, c’est inimaginable aujourd’hui. Au Blue Note j’étais entouré de Bud Powell, Pierre Michelot, Kenny Clarke, c’était une vraie école ».

- François Jeanneau © Hélène Collon
Les années soixante furent marquées par l’avènement du free-jazz. « On a vu arriver les premiers disques d’Ornette Coleman, ce fut une époque formatrice, je participais aux disques Enfin ! de Jef Gilson et Free Jazz de François Tusques, qui ne sonnait pas si free que ça. En Europe on pouvait enfin faire quelque chose qui venait de nous, composer nos morceaux devenait gratifiant. En parallèle je m’impliquais avec mes instruments dans les studios d’enregistrement, il fallait jouer précisément, lire convenablement, c’était un métier très difficile. Il est important de se référer à la tradition pour pouvoir faire autre chose, et on ne peut pas réinventer la musique tous les soirs. Pour moi la technique n’est pas un tout mais elle permet de jouer ce qu’on a envie de jouer ».
François Jeanneau a développé un son immédiatement reconnaissable, qui prend corps dans Pandémonium. « Je n’avais pas appris le contrepoint ni la fugue mais j’ai eu l’opportunité d’aborder l’orchestration en montant cette grande formation, Pandémonium, au festival de Donaueschingen en Allemagne. Dans un grand orchestre, faire tous les soirs la même chose ne me convenait pas, une grande formation utilise généralement 10 % de la valeur de ses musicien·ne·s. Ce que je souhaitais c’était pouvoir conserver la souplesse d’une petite formation. J’ai cherché à approcher la liberté avec une quinzaine d’instrumentistes. « Friday the 13th » comporte à l’origine quatre mesures et d’avoir vu, au Sweet Basil à New-York, l’orchestre de Gil Evans l’interpréter avec huit mesures fut un grand moment : le morceau s’est renouvelé sans cesse et il s’est étiré sur quarante minutes fabuleuses ».
François Jeanneau fut confronté à une situation particulière avec un saxophoniste d’outre-Atlantique. « Eric Dolphy, avec qui je jouais en 1964, m’avait dit que John Coltrane cherchait désespérément des anches de marque Vibrator et c’est ainsi que je suis devenu son fournisseur. Je pris l’habitude de lui en envoyer mais je peux vous certifier que la première fois qu’il m’a téléphoné ça m’avait vraiment surpris, d’autant plus qu’avec le décalage horaire il devait être trois heures du matin. J’étais admiratif de Don Byas, il avait un son fabuleux, un soir on monte ensemble sur scène et il fait un morceau de blues où il prend… 128 chorus d’affilée, à ce moment là tu te dis, après ça va être à toi (rires). Par contre il n’avait jamais la grosse tête ».
François Jeanneau a exploré le saxophone sous toutes ses configurations. « Le Quatuor de saxophones composé de Jacques Di Donato, Philippe Maté, Jean-Louis Chautemps et moi-même est né par hasard. On jouait dans l’orchestre de Jef Gilson au festival de Moers et il nous a demandé si on pouvait faire quelque chose à quatre saxophones à un certain moment. Le premier 33 tours Double Messieurs n’est toujours pas réédité mais il témoigne bien de notre envie de concilier la liberté et l’écriture. Je me souviens d’une histoire particulière, on jouait des compositions de compositeurs contemporains à l’IRCAM, Paul Méfano, Vinko Globokar. L’œuvre de Paul Méfano, on ne l’avait pas bien répétée. Après le concert on se dirigeait vers les loges, un peu penauds. Et là, qui voit-on arriver vers nous : Paul Méfano en personne qui nous dit avec entrain, ah c’était formidable la façon dont vous avez joué ma composition. Il venait de nous sauver ». C’était aussi une époque où les gags faisaient partie intégrante des spectacles sur scène. « Je me souviens de Jean-Louis Chautemps lors de l’inauguration du Conservatoire de Montreuil, il est arrivé avec un matelas pneumatique sous le bras, il a mis un temps fou à le gonfler, à l’installer. Le temps passait puis il s’est installé confortablement sur le matelas, a allumé un cigare et n’a pas joué. Aujourd’hui ce genre de chose a disparu, il faut comprendre que les jeunes se produisent peu de fois, doivent monter des dossiers, élaborer des projets, aller à la chasse aux subventions, c’est l’air du temps ».
Sa participation à l’avènement de la musique pop a procuré à François Jeanneau des moments de bonheur. « Triangle, c’était épatant, les bals tous les samedis, ça nous a fait du bien. Durant ces années soixante-dix j’écoutais entre autre les Beatles, Soft Machine, Frank Zappa et je découvrais le synthétiseur, cette période était créative ».
Mais François Jeanneau est également l’un des derniers à avoir vu Charlie Parker sur scène. « En 1949, après la guerre, tout était formidable, y compris ce qui venait des États-Unis. J’écoutais la radio et avec mon frère qui avait deux ans de plus que moi on a vu la programmation du festival de jazz de Paris, on s’est dit il faut y aller. Ce fut un choc. Deux musiciens m’ont énormément impressionné, Charlie Parker tout d’abord, je voyais ses petits doigts qui bougeaient à peine et une multitude de notes qui sortaient de son saxophone. Sidney Bechet était incroyable, le son qu’il déployait au soprano était magnifique. Après 1949 j’ai loué un saxophone ».
Notre conversation aborde le sujet de l’Intelligence Artificielle et de ses répercussions dans la musique. « Pour les artistes c’est inquiétant, c’est une façon de prendre notre place. Mais il faut voir à l’usage ce qu’on va faire de l’IA. Je me souviens du logiciel Band-in-a-Box® qui pouvait faire un solo à la manière d’untel, il ressortait des phrasés inédits et quelquefois on se disait, tiens ! j’aurais bien aimé le jouer, celui-ci (rires). La créativité n’est pas le domaine des machines, elles compilent des données ».
La sortie de l’ouvrage Une anche passe aux Editions Anima Persa a permis à François Jeanneau de se replonger dans sa riche carrière musicale. « Je n’ai pas souhaité faire une autobiographie, mais une AutoGraphie Bio, ça se vendra mieux ! Je ne voulais pas réaliser un récit chronologique trop prévisible ». François Jeanneau ne cesse jamais de voyager, il se rend bientôt à La Réunion où s’est déjà imprégné de la musique maloya. Il conserve un lien affectif très fort avec le Kazakhstan où il s’est produit avec l’Orchestre de l’Opéra et le Chœur du Ballet de l’Opéra ainsi qu’avec le grand pianiste Viktor Komenkov. Mais les plus beaux des voyages sont souvent intérieurs ,à l’exemple de l’hommage sensible qu’il rend à Bud Powell. « Lorsqu’on jouait au Blue Note à Paris, à la fin des sets on avait l’habitude d’aller s’asseoir sur un canapé situé en face du bar. Lorsque Bud Powell était content du concert, il te prenait la main et te la tenait pendant dix minutes, c’était mille fois plus important que des paroles habituelles du genre, c’était bien ou tu as bien joué. Ce très beau geste de la part de Bud m’a marqué, c’était empreint d’une grande humanité ».




