Tribune

François Tusques : Free Jazz

33 + 45 = 78
Chronique actuelle d’un disque 33 tours, ou 45 tours, ou même 78 tours !


François Tusques : Free Jazz (Disque Mouloudji)
François Tusques (p, comp), Bernard Vitet (tp), François Jeanneau (ts, fl), Michel Portal (b-cl), Bernard Guérin (b), Charles Saudrais (perc)

Le 26 octobre 1965, François Tusques et les musiciens qui vont enregistrer avec lui la matière de Free Jazz se sont donné rendez-vous au théâtre de la Comédie des Champs-Elysées, avenue Montaigne. A lire le compte-rendu de la séance, sous la plume de Paul-Louis Rossi, dans le numéro 125 de décembre 1965 de « Jazz Magazine », l’enregistrement a duré jusqu’à 18 heures avec une petite pause, et les musiciens ont trouvé la bonne carburation vers le milieu de l’après-midi. Plus de détails, pris à la source (Tusques, Vitet) sur la page du site compagnon de la parution du livre d’Olivier Roueff Jazz, les échelles du plaisir aux éditions « La Dispute ». C’est à lire ici. Ajoutons que c’est Colette Magny qui assurait la direction artistique de cette production.

Dans le numéro 130 de mai 1966 (le disque a dû paraître dans les premiers mois de l’année), c’est Philippe Carles qui s’y colle. Le disque n’est pas mis en avant par une reproduction de pochette, ce n’est pas un « émoi », ni un « choc », encore moins un « élu », mais le futur rédacteur en chef du magazine souligne quand même l’audace du projet de Tusques en ces termes : « Pour la première fois, des musiciens français ont eu le courage, et l’occasion, d’enregistrer (de manière officielle) une musique que trop de gens encore croient à la portée de tous et du premier venu ». Le reste de la chronique souligne surtout la « grisaille » du climat de l’ensemble des morceaux, avec à l’appui une citation de John Tchicai. Mais que pense Philippe Carles de la musique enregistrée dans Free Jazz ? On ne le sait pas vraiment. Et au fond peut-être n’était-ce pas le plus important.

C’est dans le numéro 217 de février 1966 que « Jazz Hot », sous la plume de Michel Delorme, se prononce sur ce disque, preuve qu’il a dû paraître (mais y avait-il des « advance copies » ?) en tout début d’année. M.D. prend plus de risques que P.C. car, tout en soulignant l’importance historique de cette première, il tente (et réussit plutôt bien) une analyse de la musique et de l’effet qu’elle a produit sur lui. Une excellente chronique donc (trois étoiles et demi), dont je tire ces lignes qui me semblent aujourd’hui encore très justes : « Et c’est assurément à Charlie Mingus, les racines en moins, que j’ai pensé en écoutant la musique de François Tusques. On trouve dans le très beau »Description« surtout, cette constante primauté de l’émotion spontanée dans l’élaboration de l’oeuvre, cette constante remise en question de sa structure, ces interférences multiples entre les thèmes, les hommes, entre les thèmes et les hommes, cette transposition du réel au surnaturel. » Et un peu plus loin : « Les formes se créent, se développent, s’organisent, se détruisent. (…) La pulsation s’accélère, se tend, s’effondre. Les voix se conjuguent, s’enchevêtrent, aspirent à se libérer. (…) Tout y concourt, le toucher sidéral de Tusques, le souffle inspiré de Vitet, la mystérieuse puissance émotionnelle de Portal, les coups dont Saudrais nous frappe. » Et si François Jeanneau n’est pas cité, c’est parce que M.D. réserve pour la fin son unique réserve, qui consiste à regretter le caractère assez peu passionné de la musique de Tusques, passion dont, à son avis, Jeanneau aurait été capable si on lui en avait donné l’occasion.

Il est assez piquant de remarquer que cinq ans avant (en 1960), Georges Arvanitas avait enregistré pour Columbia un disque devenu fameux et au moins aussi recherché dans son édition originale que Free Jazz, disque appelé Soul Jazz, avec les mêmes Bernard Vitet et François Jeanneau, mais sans Beb Guérin ni Charles Saudrais [1], mais avec Michel Gaudry et Daniel Humair. Vitet et Jeanneau s’y exprimaient de fort belle manière, dans le style que les amateurs de l’époque aimaient par dessus tout, le hard bop. Nul doute qu’en 1965 avec Tusques ils étaient davantage dans l’élément musical de leur désir.

Dans son édition en vinyle, assez rare, le disque Free Jazz s’écoute aujourd’hui avec un très grand plaisir, et il a bien traversé les cinquante années qui nous séparent de sa réalisation. Les références que propose M.D. sont justes, ainsi que la façon dont il restitue la vie de la musique. J’y ajouterai quelques échos quand même de Don Cherry et même Ornette Coleman, dans la manière dont son annoncés les thèmes, ainsi qu’une très agréable tension entre tonalité et atonalité, que François Tusques ne cherche jamais vraiment à résoudre.

Réédité à ma connaissance une seule fois en France [2] (et peut-être une fois au Japon), sous le label In Situ, avec des notes originales d’Hervé Péjaudier (pour le coup, très passionné !), de Hervé Quenson et la reproduction de l’article de Philippe Carles, Free Jazz est incontestablement un très beau disque, qui mériterait l’élection s’il n’était déjà au Panthéon des bornes essentielles de l’histoire du jazz en France.

par Philippe Méziat // Publié le 23 octobre 2016

[1Qui n’allait pas tarder à devenir membre du fameux trio du pianiste

[2En 1991.