Entretien

Harald Lassen, en équilibre

Le saxophoniste norvégien est un funambule en équilibre entre harmonies jazz et expérimentations pop.

Harald Lassen © photo Gedvile-Tamosiunaite

Voilà un bout de temps que saxophoniste norvégien nous habitue à des numéros de funambule entre phrasés et harmonies jazz et expérimentations pop. À la suite de Eventyrer (2018) et de Human Samling, créé et sorti en plein confinement, Lassen a publié Balans en 2024 et confirmé qu’il est l’une des voix les plus fascinantes de sa génération. Après les groupes Mopti et Pixel, il assume son nom seul et son rôle de leader d’un groupe qu’il souhaite plus que jamais mener sur les routes d’Europe. C’est un musicien bien conscient du rôle sociétal de la musique qui s’exprime dans nos colonnes.

Déjà plus d’un an depuis que son album Balans (Jazzland Records) a reçu le Prix Spellemann, l’équivalent norvégien des Victoires de la musique, dans la catégorie jazz. Cet album acclamé a été enregistré avec Solveig Wang (claviers), Sander Eriksen Nordahl (guitare), Stian Andersen (basse) et Tore Flatjord (batterie). Il distille des ambiances troublantes, des embardées spirituelles au cours desquelles le souffle du saxophone semble vouloir ouvrir en grand les fenêtres, des passages romantiques et une quête avouée d’équilibre (« balans » en norvégien), qui en font effectivement son plus bel album.

Nous nous croisons régulièrement à Oslo et échangeons fin 2024 après deux concerts programmés la même semaine sur deux scènes et dans deux contextes différents. Nous parlons de son travail en tant que leader, mais aussi du collectif, d’une francophilie que je repère dans sa musique et de la nécessité des artistes de cette sidérante scène norvégienne : celle de se faire connaître en Europe, de s’exporter pour faire carrière.

Harald Lassen © Marius Ringen

- D’un album à l’autre, on retrouve des thèmes et des procédés créatifs récurrents comme la présence des sons de la nature, une recherche de vulnérabilité, des regards dans le rétroviseur vers un jazz spirituel, celui de la fin des années 60 et début 70, et le jeu du batteur Tore Flatjord qui vous accompagne depuis 8 ans.

Oui, j’aime me dire que mon travail ou ma discographie est quelque chose que je développe constamment. Quand j’arrêterai la musique ou que je mourrai, il faudra regarder le tout, cela aura plus de sens que de regarder chaque album individuellement. Cette perspective m’aide à avancer, à lever les yeux et à avoir une vue d’ensemble – une attitude que j’aimerais voir davantage dans le monde d’aujourd’hui, d’ailleurs.
Je me vois en fait comme quelqu’un de très fluide, pas particulièrement styliste, même si on ne peut pas échapper au langage qu’on a construit au fil du temps.
Honnêtement, je ne comprends pas l’obsession des musiciens sur la recherche de « leur son, leur truc ». Je trouve au contraire que l’une des choses les plus importantes qu’un artiste puisse faire est de se pousser à dépasser ses propres règles, à ne pas trop se surveiller, presque atteindre une forme d’illégalité envers lui ou elle-même !

J’aime prendre des risques relativement élevés et je recherche souvent l’inconfort

- Et envers les autres ? J’ai toujours une sensation d’espace dans votre musique. Est-ce que cela provient d’une manière de fonctionner en collectif ?

Le mot d’ordre est : « Surprenez-moi ; surprenez-vous les uns les autres ; surprenez-vous vous-même ! » Mon groupe m’a entendu dire ça plus d’une fois… Les idées spontanées apportent une énergie formidable, même les plus subtiles. Et même si ma musique prend souvent le format de chansons, je laisse toujours de la place à ces moments où l’on se dit « et maintenant ? ».
J’aime prendre des risques relativement élevés, je recherche souvent l’inconfort. C’est peut-être même une addiction. Parce que quand cela ne marche pas, je souffre vraiment, je passe des nuits blanches. Mais quand la magie opère, je me sens immensément riche.

- Cet amour du risque s’est manifesté encore récemment quand vous jouiez en première partie de Nils Frahm à l’Oslo Spektrum Arena.

C’était un trio inédit, c’est-à-dire que nous n’avions jamais joué à trois auparavant. Épuisant et un peu stupide, certes, mais je me suis senti incroyablement vivant.

Lassen, le quintet de Balans © DR

- Un mot sur les autres groupes (des collaboration multiples avec Susanna Wallumrød, un trio avec Veslemøy Narvensen et Bardur Reinert Poulsen, des apparitions dans différents groupes et collectifs norvégiens) : comment les choisissez-vous ? Et avec quelles motivations ?

Je ne reçois pas tant d’invitations que cela, mais quand j’ai la chance d’avoir le choix, je me concentre sur ce qui me donne de l’énergie. La plupart des artistes sont sous-payés par rapport au travail qu’ils fournissent, alors pour compenser, le minimum est d’en retirer énergie et richesse intérieure.
Si je me retire d’un projet, c’est généralement parce que j’ai l’impression que le processus artistique est arrivé a son terme, ou parce que je ne suis pas en mesure d’utiliser tout mon potentiel. Le seul contexte où je peux accepter un potentiel non réalisé, c’est avec mon propre groupe. Après tout, c’est une énorme force motrice.

- Par curiosité, pourquoi avoir choisi un titre français (« Sentiment Constant ») pour cette chanson atmosphérique à la Angelo Badalamenti, digne des bandes originales des films de David Lynch ?

J’ai eu l’occasion de séjourner dans la ville de Saint-Paul-de-Vence. C’est un endroit magnifique imprégné de nostalgie. Toute ma vie, la nostalgie, la mélancolie ont été une constante sentimentale. D’où ce titre. Des photos analogiques que j’ai prises là-bas illustrent la pochette du disque Balans. Un arbre, une maison, mes motifs préférés.
Je ne dirais pas que je suis francophile, mais je suis fasciné par les nations culturellement fortes comme la France. Même si j’imagine qu’elle est peut-être en déclin ? La relation à la mode, au style, les maisons de haute couture, leurs artistes me captivent. Et la musique classique. J’ai une estime particulière pour les œuvres chorales de Francis Poulenc.

L’art peut nous apprendre à exister dans l’abstraction et la complexité du monde

En parlant de musique d’église, j’ai assisté à la cérémonie de réouverture de Notre-Dame de Paris. C’était dingue : certains des meilleurs organistes du monde se sont déchaînés dans de longues improvisations devant des dirigeants populistes et un public international qui doit faire face à un déclin culturel. Cela demande une sorte de confiance dans son histoire et sa culture qu’à mon sens on ne verrait jamais en Norvège.

Harald Lassen © S. Engesaeth

- Nous vous souhaitons effectivement de jouer en France et en effet, je vous sais engagé et bien conscient des enjeux que rencontre l’industrie musicale dans le contexte politique actuel. Quelles sont les questions qui vous taraudent quand il s’agit de jouer des concerts hors de la Norvège ?

Je suis profondément engagé. La crise environnementale EST la cause la plus importante actuellement. Cependant, nous vivons dans une époque où tout est politisé. Opinions, slogans, campagnes, boycotts sont martelés en permanence. Nos yeux et nos oreilles sont sursollicités, partout, tout le temps.
Créer des espaces où nos esprits peuvent faire une pause et où les pensées peuvent à la fois s’exprimer librement et s’ordonner, est tout sauf une fuite. C’est de l’action. Je crois que c’est essentiel pour un monde meilleur : contribuer à faire en sorte que le public qui écoute enrichisse et clarifie sa pensée. L’art peut nous apprendre à exister dans l’abstraction et la complexité du monde. Le militantisme, malheureusement, n’y parvient que rarement.

par Anne Yven // Publié le 16 février 2025
P.-S. :