Scènes

22es Rencontres internationales D’Jazz de Nevers

Du 7 au 15 novembre 2008, se tenaient dans la cité ducale les 22èmes Rencontres internationales de Jazz de Nevers, avec toujours la même exigence — créations, hommages, découvertes, présence de musiciens emblématiques de la scène américaine et européenne… — et un public attentif.


Du 7 au 15 novembre 2008, se tenaient dans la cité ducale les 22èmes Rencontres internationales de Jazz de Nevers, avec toujours la même exigence — créations, hommages, découvertes, présence de musiciens emblématiques de la scène américaine et européenne… — et un public attentif.

Précédé d’une saison de cinq concerts en automne, le coup d’envoi est donné au Café Charbon, scène bien connue des groupes de rock émergents. Première bonne surprise : Aronas, le quartet néo-zélandais atypique du pianiste Aron Ottignon qui s’inspire de boucles électro-jazz et de tournures « techno » - non dénuées de swing grâce au steel-drum de Samuel Dubois. L’énergie rappelle Happy Apple, invité sur la même scène lors d’une précédente édition. Rythmique solide et très groove flirtant avec le hip-hop, percussions tribales et boucles de basse hypnotiques (Nick Fyffe), folles improvisations du piano électrique… le festival s’ouvre donc sur une touche festive.

Christophe Marguet © H. Collon

Le lendemain, c’est le saxophoniste Mikko Innanen qu’on découvre, à l’Auditorium. Figure marquante de la jeune scène finlandaise, ce virtuose de tous les saxophones est à l’origine de nombreux projets, dont le spectaculaire quartet Innkvisitio ; il s’entoure ici de Seppo Kantonen qui triture les sons électriques de son clavier (l’univers « rétro-futuriste » de Mikko Innanen s’inspire du rock, du funk et du jazz moderne), et du saxophoniste allemand Daniel Erdmann, figure montante du jazz européen.

Hadouk Trio enchante ensuite la Maison de la Culture par son pop-jazz autour des musiques du monde, et l’emmène dans un voyage poétique fascinant, parsemé de mélodies méditatives, grâce au doudouk de Didier Malherbe, au hajouj, au guembri et aux claviers coloristes de Loy Ehrlich, sans oublier les mille percussions de Steve Shehan. En seconde partie, le quintet « Playground » de Manu Katché avec notamment le trompettiste norvégien Mathias Eick.

Hélène Labarrière © H. Collon

Afin d’épauler la pratique amateur, le festival renouvelle cette année encore sa collaboration avec le département Musique Traditionnelle du Conservatoire avec « Le conciliabule des temps », commande passée à Pablo Cueco qui clôt sa résidence en territoire bourguignon. [1] Le percussionniste concocte, dans cette longue suite qu’il qualifie de « messe païenne en kit », un mélange de musiques traditionnelles française, indienne et arabe ouvert sur l’improvisation, et décloisonne les genres avec le soutien du bassiste Jean-Luc Ponthieux et du flûtiste Henri Tournier. Vielles à roue et cornemuses apportent de nombreux contrepoints et des couleurs inattendues.

Pour clore cette soirée placée sous le signe de la tradition, l’Acoustic Quartet du violoniste Jacky Molard introduit une touche celtique, peu fréquente dans les festivals de jazz, entre le phrasé fin, véloce et euphorique du saxophoniste Yannick Jory et le violon du virtuose breton, qui s’inspire aussi de l’Irlande et des Balkans. Les harmonies de Janick Martin à l’accordéon diatonique complètent ce récit poétique et imaginaire.

Les concerts de midi dans l’espace confidentiel du “Pac des Ouches” proposent d’intéressantes découvertes, telle la fanfare de poche Toutut, populaire, généreuse et inventive. Entouré de Camille Secheppet au saxophone et de Daniel Malavergne au tuba, Jean Aussanaire réaffirme son goût pour les orchestres de rue en costume via une série de micro-thèmes écrits et d’improvisations pleines d’humour.

Le soir au Théâtre, coup de cœur pour le quartet de la contrebassiste Hélène Labarrière. Après de multiples collaborations avec les grands expérimentateurs du jazz français (Yves Robert, Sylvain Kassap, Denis Colin, Dominique Pifarély…), elle s’adjoint ici la fidèle complicité de François Corneloup, Christophe Marguet et Hasse Poulsen pour constamment réinventer sa musique sur scène. On est impressionné par la spontanéité du propos, le lyrisme du phrasé, les couleurs orchestrales.

Mais la programmation de D’jazz de Nevers n’oublie jamais l’Amérique… C’est ainsi qu’on peut écouter cette année le Claudia Quintet du batteur et compositeur new-yorkais John Hollenbeck, dont l’univers raffiné, nuancé, très personnel, s’exprime par la voix de Chris Speed (clarinette, sax ténor), Drew Gress (contrebasse), Ted Reichman (accordéon) et Matt Moran (vibraphone). Ici les conceptions harmoniques empruntées aux musiques orientales flirtent avec la musique de chambre pour former un melting pot bien dosé.

Louis Sclavis © H. Collon

Avec « L’imparfait des langues », le toujours novateur Louis Sclavis fait appel à la fine fleur de la jeune génération : le saxophoniste Matthieu Metzger (Anthurus d’Archer, Kolkhoze Printanium, l’ONJ de Daniel Yvinec), le bassiste Olivier Lété (Le maigre feu de la nonne en hiver, Dominique Pifarély, Wat, Collectif Slang…) et le guitariste atypique, à la fois puissant et discret Maxime Delpierre (Limousine, DPZ). Un mélange énergique et tout en trompe-l’oeil de musique improvisée, d’artifices d’écriture, de post-free et de rock expérimental mené par la batterie impitoyable de François Merville.

Actif au sein de diverses formations de jazz contemporain (quartets de Sylvain Kassap et Didier Petit, quintet de Guillaume Roy…), Edward Perraud dévoile un univers inclassable dans un solo de batterie qui décompose la matière sonore. Chaque percussion, chaque accessoire invente de nouveaux timbres, sans oublier les tessitures électroniques. La gestuelle précise de Perraud permet une large échelle de nuances ainsi que des couleurs inhabituelles, une mini-chorégraphie lui est indissolublement liée et plusieurs citations de Varèse confirment sa passion pour la musique contemporaine. Une prestation solo passionnante et originale, même après le passage sur cette même scène de Ramon Lopez, Han Bennink, Günter Sommer ou Michele Rabbia.

Simon Goubert (batterie) et Sophia Domancich (piano) œuvrent ensemble depuis de nombreuses années dans différents projets (quartet et sextet du batteur, trio DAG, Soft Bounds, Pentacle, collaborations avec Michel Edelin ou Steve Potts…) et cette connivence ressort nettement dans le dialogue intelligent et sensible de « You Don’t Know What Love Is », dont les compositions riches de nuances sont à la fois fluides et compactes, claires et obscures, entre tension et relâchement [2].

Le festival de Nevers accorde une place toute particulière aux créations. C’est ainsi qu’en 2008, le batteur Joey Baron et le guitariste Elliot Sharp sont les invités de Franck Vigroux, (expérimentateur en sons électroniques live) et de Bruno Chevillon (contrebasse) pour un quartet inédit caractéristique issu du label « D’autres cordes ». Leur musique composite ne relève guère pas du jazz ; pleine de puissance et d’audace, en perpétuel mouvement et sans leader apparent, elle se rapproche plutôt du vaste et vague univers des « musiques actuelles ». Un pari osé qui comble un public averti venu pour l’occasion et laisse d’autres spectateurs plus dubitatifs.

Ce concert aventureux forme en tout cas un contraste saisissant avec la seconde partie de soirée, un hommage à l’art brut et flamboyant d’Albert Ayler par quatre grandes figures qui se réfèrent au free jazz du milieu des années soixante : William Parker (contrebassiste et agitateur polymorphe de la scène free new-yorkaise, comparse entre autres de David S Ware ou Matthew Shipp) rejoint ici le batteur historique Warren Smith, ancien partenaire de Sam Rivers et Anthony Braxton, Joe McPhee (saxophones et trompette de poche) et Roy Campbell (trompette).

Roy Campbell © H. Collon

D’Jazz de Nevers favorise également la rencontre entre les musiques improvisées et d’autres formes d’art (littérature, danse contemporaine, etc). Battling (duo de l’écrivain et metteur en scène Guillaume Malvoisin et du contrebassiste dijonnais Sébastien Bacquias illustre la thématique de l’affrontement, déjà abordée par quelques jazzmen célèbres (dont Mingus), pour une projection de textes écrits en temps réel, sur fond improvisé de boucles au confluent de la pop et de l’électronique, où la langue, rageuse et libre dans sa syntaxe, invente un discours expressif tant par le fond que par la forme.

« La Théorie des Cordes », troisième création à Nevers cette année, rassemble dix guitaristes électriques venus de tous les horizons (du jazz traditionnel au rock en passant par le funk, le punk et la tradition manouche). On compte très peu d’expériences de ce type en France hormis le Big Band de Guitares de Gérard Marais dans les années 80. Dirigées par Alain Blesing, les compositions sont d’Olivier Mugot, Jean-Luc Girard, Dominique Pifarély et Claude Barthélémy (invité exceptionnel de ce projet) mais on entendra aussi des reprises de King Crimson et Mahavishnu Orchestra, références fondatrices de ce projet soutenu par le Centre Régional du Jazz en Bourgogne. Patrick Vaillant (mandoline) complète les 68 cordes de cet ensemble en électron libre à fonction mélodique. L’écriture privilégie l’interaction des voix et trouve son équilibre grâce la rythmique solide de Benoît Keller (contrebasse, basse) et Emmanuel Scarpa (batterie).

Le chorégraphe Josef Nadj et le compositeur, saxophoniste et percussionniste Akosh S. présentaient dans l’immense Maison de la Culture « Entracte », spectacle inspiré du yi king. Nadj imagine une série de 64 micro-événements répondant aux hexagrammes du Livre des Transformations, très variables tant en durée qu’en nature [3] dont l’enchaînement constitue la dramaturgie du spectacle. La pièce-ballet est ponctuée par des passages étranges, parfois inquiétants, dans un rapport musique / gestuelle très étudié, et les danseurs évoluent comme des automates, des silhouettes fantomatiques, sur une musique tourmentée (également interprétée par Robert Benko, percussions, ainsi qu’Eric Brochard et Gildas Etevenard, contrebasses).

Pura Fé plongera ensuite le public dans un tout autre bain, celui du blues et du folk américain, pour un concert inoubliable aux côtés du guitariste Danny Godinez, également arrangeur. En se fondant dans les sonorités chatoyantes de sa « steel guitar », la voix chaleureuse de la chanteuse transmet beaucoup d’émotion, d’autant que les paroles sont inspirées du tragique vécu du peuple amérindien.

Retour à la musique improvisée le lendemain avec le duo Jean-Charles Richard [4] et Claudia Solal [5]. A partir d’une formule assez rare (un instrument monophonique, une voix) dont ils explorent le rapport étroit ils font preuve d’une grande virtuosité dans un style enfin libéré des standards, si souvent représentés en jazz vocal. La chanteuse traduit le sens intime des mots par des sons décomposés, des bruissements. Son comparse retranscrit ses paroles étranges et méconnaissables en accents dynamiques et en phrases lyriques.

Jean-Charles Richard/Claudia Solal © H. Collon

Après le « power trio » Depart — formation explosive et tempétueuse issue du Vienna Art Orchestra, avec Harry Sokal, saxophoniste audacieux qui déforme les sons par des effets électroniques, Heiri Känzig, bassiste expressif et Jojo Mayer, batteur simple mais énergique, « Résistance poétique » [6], le nouveau quartet du batteur Christophe Marguet amorce une soirée résolument… poétique et pleine d’émotion, de finesse d’écriture. Timbres et nuances sont réglés avec maîtrise et précision par Sébastien Texier (sax), Bruno Angelini (piano) et Mauro Gargano (contrebasse), qui savent mettre la puissance du phrasé au service du chant. La musique est fluide, naturelle et exquise. Elle révèle la tendresse et l’évidence mélodique du batteur. Un concert magistral. Suivent les premières notes (assez électriques) du « Devil Quartet » de Paolo Fresu ; les improvisations du guitariste Bebo Ferra apportent de la puissance à une série de ballades jouées au bugle ou à la trompette bouchée, à la fois raffinées et reposantes.

La dernière journée du festival est consacrée au jazz comme carrefour des genres. D’abord une touche de musique folk et de country avec le « Ramblin’ » de Michel Benita (contrebasse) et Manu Codjia (guitare). Par des hommages à Bob Dylan, Joan Baez ou Neil Young rappelant Bill Frisell, et dans un dialogue empreint de sens et de plaisir partagé, comme une conversation amicale, ils proposent une musique libre évoquant la richesse du continent musical américain.

Alban Darche © H. Collon

Puis l’Imperial Kikiristan envahit les rues du centre ville pour une prestation très riche, tant sur le plan visuel que musical ; chapeaux délirants, expressions étudiées, mise en scène comique, musique inspirée des Balkans et swing propulsé par des cuivres éclatants… cette mini-fanfare adopte une esthétique populaire qui rassemble les esprits dans une ambiance de fête.

En soirée, le Gros Cube d’Alban Darche présente deux programmes : son dernier disque Polar Mood, qui revisite l’univers des musiques des films policiers des années 70, et un nouveau répertoire autour du groupe Queen. Beau travail d’écriture, surprenante complémentarité des voix, des pupitres et des lignes mélodiques… L’instrumentation est celle d’un big band classique mais les influences foisonnantes permettent au compositeur d’en tirer des combinaisons inouïes en démontant et remontant sans cesse les sections

Net retour à la tradition pour clore le festival - en beauté - avec le « Piety Street Band » du guitariste John Scofield, présent pour la quatrième fois à Nevers. L’accueil chaleureux du public est à la hauteur de la musique, très swing. Scofield renoue ici avec l’esprit du soul jazz des années soixante tandis que la voix et l’orgue Hammond de Jon Cleary en recréent l’atmosphère nourrie de blues et de gospel, ses principales sources d’inspirations.

John Scofield © H. Collon

Un cru « Nevers D’jazz » à la fois populaire et ambitieux qui place le festival au centre de la scène française du jazz et des musiques improvisées grâce à une programmation évolutive et transversale. Difficile de ne pas trouver son bonheur entre ces vingt-six concerts… il y en a pour tous les goûts. Une 22ème édition dans la continuité des précédentes, qui restera gravée dans la mémoire d’un public toujours plus nombreux et réceptif.

par Armel Bloch // Publié le 16 décembre 2008

[1Une édition passée privilégiait déjà ce genre d’expérience avec « L’arrosoir et le mirliton », par l’octet de Jean-Marc Padovani.

[2Le concert offre également de magnifiques reprises de Mal Waldron (« The Seagulls of Kristiansund ») ou Ornette Coleman (« Lonely Woman »).

[3Ils sont parfois réduits à un son, une image, ou au contraire développés en séquences complexes.

[4Saxophoniste virtuose de plus en plus demandé avec le projet Danzas de Jean-Marie Machado, l’octet de Sylvia Versini, le quintet du vibraphoniste David Patrois, les quartets du guitariste Eric Lohrer, du pianiste Antoine Hervé, du contrebassiste Arnault Cuisinier et du violoncelliste Eric Longsworth…

[5Âme du quartet Spoonbox et du duo Porridge Days avec le pianiste Benjamin Moussay, et plus récemment du "Poète, vos papiers… d’Yves Rousseau

[6Disque paru en 2008 sur le label Le Chant du Monde