Chronique

Humair, Lê Quang, Kerecki

Modern Art

Daniel Humair (dms), Vincent Lê Quang (ts, ss), Stéphane Kérecki (b).

Label / Distribution : Incises, Outhere Music

Il arrive qu’un disque occupe d’emblée une place de choix dans le lot de tous ceux qui sont portés à votre écoute. C’est le cas, sans le moindre doute, pour Modern Art, une création signée par un trio haut de gamme, sur le label Incises. Daniel Humair, le plus pictural des batteurs, celui dont la gestuelle est un spectacle à elle seule et qui constitue un sérieux indice de sa passion pour le pinceau ; Vincent Lê Quang, saxophoniste multiple – jazz, musique contemporaine ou classique – adoubé par Riccardo Del Fra, Henri Texier ou Aldo Romano, ce dernier l’ayant associé à son projet improvisé Liberi Sumus récemment publié sur le label du Triton ; Stéphane Kerecki, « architecte du son » dont la contrebasse chante et surfe sur une Nouvelle Vague, pour reprendre le titre d’un de ses plus beaux disques, Victoire du meilleur album jazz 2015, en attendant sa French Touch. Trois musiciens unis dans l’élaboration d’une forme musicale pétrie d’exigence, de liberté et d’invention. Peut-être est-ce là, après tout, une façon de définir le jazz.

C’est à dessein (qui pour l’occasion pourrait s’écrire dessin) qu’on empruntera à Daniel Humair le terme de polyartistes pour désigner le trio, parce que le batteur est à l’origine d’un projet visant, non pas à rendre hommage, mais à laisser l’inspiration être guidée par le travail de peintres du XXe siècle. Certains sont des amis ou ont pu eux-mêmes être des praticiens du jazz, quand ils ne sont pas les deux à la fois. D’autres encore ont influencé son propre parcours. Les musiciens de Modern Art sont venus avec leurs compositions, ou ont écrit leur musique en référence directe à l’artiste choisi. Au cœur de cette galerie : Pierre Alechinsky, Cy Twombly, Yves Klein ou Jackson Pollock. D’autres sont peut-être moins connus des profanes, mais tous ont suscité ce travail « de correspondances, de parallèles, de rencontres, d’affinités, de curiosités », pour démontrer que peinture et jazz « participent à la création d’une famille artistique » où se rejoignent gestes, improvisation et définition de couleurs. Même si historiquement, comme le rappelle Olivier Cena dans les liner notes de Modern Art, le plus souvent « ce sont les peintres qui se réfèrent au jazz et rarement les musiciens qui se réfèrent à la peinture ».

Il faut souligner pour commencer la qualité formelle de l’objet auquel le trio a donné naissance : un cartonnage élégant et sobre, s’ouvrant en trois volets. Sur l’un d’entre eux est encollé un livret de 35 pages où, après deux textes introductifs, dont un recueil de propos de Daniel Humair par Franck Médioni, on peut découvrir la reproduction d’une œuvre de chacun des peintres mis en évidence par Modern Art. Avant même d’avoir écouté une seule note du trio, on sait que l’affaire est très bien engagée. Et tout de suite, la musique vient confirmer cette première impression visuelle. Ce jazz-là vibre, chante, frissonne, virevolte, frémit. Le trio s’élève et se faufile dans tous les interstices d’une conversation amoureuse. Le plaisir est là, palpable. La musique est charnelle, libre, vivante. On se gardera bien de chercher son lien direct avec la peinture ; voyons-y plutôt une communauté d’esprit, un besoin partagé d’élaborer des formes en mouvement, d’attiser la curiosité. De ne jamais considérer que le travail puisse un jour être terminé. Et surtout, s’efforcer de ne pas dire ce qui l’a déjà été. Avancer, chercher, trouver, surprendre. Être. La prise de son signée Philippe Teissier du Cros est d’une grande netteté. C’est un travail d’orfèvre et le précieux révélateur de cette quête.

On referme Modern Art comme on le ferait d’un livre d’art, impatient d’en tourner à nouveau les pages. Et d’en savoir plus si nécessaire sur les peintres mis à l’honneur, dans une succession d’allers retours entre peinture et musique. Regarder et écouter : Alan Davie, Jackson Pollock, Yves Klein, Larry Rivers, Pierre Alechinsky, Cy Twombly, Bram Van Velde, Jean-Pierre Pincemin, Paul Rebeyrolle, Jim Dine, Vladimir Velčković, Bernard Rancillac, Sarn Szafran. Et pour les honorer, trois musiciens en état de grâce. Ce trio est assurément une formation d’exception.