La bamboche, c’est fini !
Annulations de festivals, les confinements en Europe tuent le spectacle vivant.
« La bamboche, c’est fini ! » Cette phrase du préfet de la région Centre-Val-de-Loire résume assez bien la situation dans laquelle se trouve le secteur culturel en France. La bamboche, c’est le diminutif de bambochade, un genre de peinture qui représente un sujet vulgaire, populaire ou pittoresque. Des histoires de corps de garde, avec des gens vulgaires, les sans-dents, la France d’en bas… on connaît bien ce vocabulaire suffisant qui cache mal le mépris affiché pour tout ce qui ne ressemble pas à la norme fonctionnelle, docile et productive.
Mais encore une fois, la culture dans sa famille élargie, représente une fantastique économie et ses acteur.trice.s sont des gens responsables qui, s’ils font la bamboche en famille, ont pris toutes les précautions nécessaires pour continuer à donner à voir, à écouter, à ressentir.
En vain. Le spectacle vivant c’est terminé. On ferme.
Les mesures prises dans différents pays (France, Allemagne, USA, Luxembourg) pour lutter contre la pandémie ont pour effet l’annulation des festivals, leur report ou leur fonctionnement à huis-clos.
Citizen Jazz a développé des relations privilégiées avec certains festivals qui devaient se jouer en novembre, nous donnons la parole à leurs représentant.e.s.
cela résonne comme une sanction pour l’ensemble des artistes
Les festivals Jazzdor Strasbourg et D’Jazz Nevers sont dans l’obligation d’annuler, à cause du confinement national. Déjà impactées par le couvre-feu précédent, les équipes avaient dû réorganiser le planning des balances, concerts et organisation générale.
Pour Jazzdor, c’est le deuxième coup dur. Philippe Ochem, directeur, avait prévenu que le festival se tiendrait sauf interdiction, hélas, le couperet est tombé, Jazzdor est dans l’obligation d’annuler la 35e édition du festival qui devait se dérouler du 6 au 20 novembre 2020 à Strasbourg et en région : « Apprendre l’annulation d’un festival une semaine avant son commencement est évidemment très compliqué et je n’entrerai pas dans le détail. Nous sommes choqués, déçus. Un an de travail foutu en l’air, d’autant plus que nous avions déjà dû annuler Jazzdor Berlin en juin.
Maintenant, nous devons accompagner les artistes et techniciens, tenir nos engagements dans la mesure du possible ».
Pour le festival D’Jazz Nevers (7 au 14 novembre), même punition, même sentiment ressenti par Roger Fontanel, son directeur : « Nous avons longtemps espéré pouvoir préserver une partie de cette 34e édition du D’Jazz Nevers Festival. Et la décision vient de tomber brutalement, anéantissant le travail d’une année de toute une équipe investie et déterminée. Nous ne pourrons donc pas accueillir à Nevers cette année 118 musiciens au sein de 26 formations pour 37 concerts (dont scolaires) sans oublier rencontres, exposition, projection.
Alors que tous les protocoles étaient mis en œuvre (en particulier la distanciation physique et le placement numéroté à La Maison et au Théâtre municipal), cela résonne comme une sanction pour l’ensemble des artistes qui auraient dû se produire, pour le public qui témoignait de son impatience, comme pour l’ensemble des techniciens, des fournisseurs et partenaires associés à cette aventure depuis plusieurs années ».
Jazzycolors (13 au 30 novembre) lance une édition 100% numérique. Le festival organisé par le FICEP (qui regroupe les centres culturels étrangers à Paris), et qui fonctionne comme une vitrine pour les scènes jazz des pays concernés, avait retardé au maximum sa mise en place. L’annonce du confinement est arrivée juste au moment de prendre une décision. Bérénice Dziejak, directrice exécutive, déclare : « Ces dernières semaines ont été assez rudes psychologiquement : envisager des choses, continuer à créer, à avancer, pour reculer, réenvisager différemment, et encore une fois reculer. Honnêtement nous sommes quelque peu désabusés, mais nous gardons le cap tant que nous pouvons, et essaierons de proposer du contenu tant que nous le pourrons.
Nous savons que pour certains lieux culturels (musées, théâtres, salles de concerts) c’est encore plus difficile que pour nous, car c’est leur viabilité économique qui est en jeu. Mais j’espère que des solutions seront proposées rapidement afin que tout le secteur culturel puisse de nouveau vivre normalement, même si le temps d’un retour à la normale sera long ».
Au Luxembourg, pas de confinement (à ce jour) mais des mesures sanitaires très renforcées qui obligent à l’annulation du festival SHUFFLE- Luxembourg Jazz Meeting, qui devait avoir lieu du 27 au 29 novembre. Les organisateurs expliquent : « C’est le cœur lourd et avec beaucoup de regrets que nous devons prendre cette difficile décision d’annuler le festival ! En effet, les nouvelles mesures de restriction mises en place nous rendent impossible l’accueil de professionnels venant de l’étranger dans des conditions optimales et pertinentes, nécessaires à la tenue de ce genre de rencontres artistiques et professionnelles. Nous sommes réellement affectés et tristes face à cette situation, car nous pensions pouvoir maintenir l’événement coûte que coûte, mais le Covid-19 a gagné cette fois-ci encore ! »
Le Tampere Jazz Happening, festival international de Finlande, s’est transformé en version locale avec une programmation Made in Finland et un public très restreint (assis à des tables éloignées les unes des autres, masque obligatoire). Plusieurs concerts ont fait l’objet d’annulation, mais les responsables ont organisé une version numérique avec la vente de jetons pour regarder les concerts en direct via une plateforme spécialisée. L’ensemble du festival est donc filmé depuis la salle, du 29 octobre au 1er novembre. De plus, les rendez-vous professionnels habituellement organisés par le festival ont eu lieu en visioconférence, avec des panels internationaux. On peut revoir pendant 7 jours les concerts sur https://tiketti.stream/en.
Enfin, le Jazzfest Berlin aura lieu en ligne du 5 au 8 novembre. Il ne pourra pas accueillir de public, mais il sera diffusé en direct à la radio et sur ARTE Concert. Le streaming en direct sera également disponible sur les sites de l’ARD, du réseau Europe Jazz Network et de Roulette à New York, Experimental Sound Studio à Chicago et la radio WBGO.
Nadin Deventer, directrice artistique, réagit aux mesures de couvre-feu et d’interdiction de rassemblement prises à Berlin : « Nous travaillons depuis des mois sur un large éventail de scénarios pour le Jazzfest. Depuis le début de la crise du Covid-19, nous avions envisagé un format de festival hybride qui peut fonctionner à la fois en ligne et en direct. Avec nos collègues de Roulette à Brooklyn, nous avons développé l’idée d’un pont numérique vers les États-Unis, avec des musiciens de New York. Cette idée a été renforcée par des concerts dans huit studios de radio de différentes villes allemandes. Nous étions conscients du fait que tout cela pourrait se faire sans public dans les lieux concernés. Aujourd’hui, il est clair que le public ne sera plus autorisé dans aucune des salles, que ce soit à Brooklyn, à Berlin ou dans toute autre ville allemande. Je suis très heureuse que les 27 projets puissent encore se dérouler pendant les quatre jours du festival, comme annoncé. Nous espérons que le streaming en direct créera une expérience toute particulière pour le public international du festival ».
Le spectacle vivant est-il soluble dans le streaming ?
Et maintenant que va-t-il se passer ? C’est la même question pour tout le monde et l’absence de coordination entre les pays européens, les changements de protocole constants et imprévisibles, rendent les choses très compliquées pour les festivals et le monde de la culture en général.
Pour Philippe Ochem (Jazzdor) : « La grande question, à ce jour, est comment se projeter dans cet avenir incertain !? Notre saison est censée reprendre dès janvier. 6 albums doivent paraître sur notre label Jazzdor Series en 2021. Il faudra, sans doute là aussi, repousser les sorties qui devaient accompagner des séries de concerts à partir de février.
Là, il nous faut encore faire silence pour un temps. Il nous faut nous poser, essayer de se détendre, réfléchir, songer déjà à des alternatives ».
Roger Fontanel (D’Jazz Nevers) ne baisse pas non plus les bras : « Si nous sommes encore sous le choc de cette décision, nous restons bien évidemment déterminés à poursuivre nos actions et projets dans le cadre de notre mission de service public que nous ont confié nos partenaires publics, au soutien desquels nous sommes sensibles plus particulièrement dans la crise que nous traversons.
Si nous réaffirmons toujours haut et fort le rôle essentiel de l’art et de la culture, et sommes donc totalement solidaires de l’ensemble du champ artistique et culturel, nous le sommes également de l’ensemble des populations touchées par cette crise ; nous pensons forcément aux personnels soignants mis à rude épreuve, et n’oublions pas celles et ceux qui, parmi les plus précaires, seront forcément et fortement impactés par ce nouveau confinement ».
Le spectacle vivant est-il soluble dans le streaming ?
C’est vraiment toute la question et la réponse est loin d’être manichéenne.
Bien sûr que non, le spectacle vivant doit se partager, se ressentir ; le moment ne peut être remplacé. C’est le sens des annulations sèches de concert.
Mais on peut aussi entendre que la vidéo (quand elle est bien réalisée) permet de témoigner du concert, donne aux musicien.ne.s l’opportunité de jouer, garantit le travail des équipes techniques.
Dès le départ, les moyens techniques pour le streaming ont été mis en place pour le Jazzfest Berlin, car pour sa directrice Nadin Deventer « Rassembler les gens, faciliter les arts et établir des ponts sont des tâches essentielles de notre travail culturel. Plus que jamais, les échanges internationaux sont nécessaires en ces temps où le monde retombe dans l’isolement national, régional, local et même personnel. Le Jazzfest Berlin-New York est également un acte symbolique de maintien de notre communauté transatlantique en réunissant deux des scènes musicales les plus passionnantes des deux côtés de l’Atlantique. »
C’est la même réponse qu’apporte Jazzycolors, qui bénéficie d’un temps supplémentaire de préparation. « Après de nombreux questionnements sur la possible tenue du festival Jazzycolors, nous avions finalement pris la décision, tardivement, de l’organiser, avec un maximum de concerts en présentiel. Les centres culturels étrangers de Paris ne voulaient pas qu’il soit annulé : « il faut continuer » était un cri du cœur général. Suite à l’annonce du confinement général, nous partons sur une édition de Jazzycolors 100% numérique. Les artistes ont besoin de notre soutien et de notre support, le public a besoin de moments de découverte, de culture et d’évasion, alors Jazzycolors vivra en 2020 !
Le FICEP et les centres culturels proposeront 13 soirées, avec des concerts enregistrés (dont certains expressément pour Jazzycolors) par des groupes de 13 pays » explique Bérénice Dziejak et d’ajouter « Cette année, pas de compilation Jazzycolors (uniquement une playlist en ligne), une communication tardive, pas de rentrée d’argent non plus sur la billetterie, mais au moins les artistes et musiciens seront présents, et ça c’est le plus important pour nous tous ».
Un choix pour lequel l’équipe de Music:LX penche également. « Nous souhaitons tout de même rester positifs, et nous sommes en train de réfléchir à l’organisation d’une future édition en ligne de l’événement ! En effet, nous souhaitons continuer à accompagner les artistes dans ces temps compliqués, ainsi qu’à laisser l’opportunité de les découvrir. Nous réfléchissons à la meilleure date pour l’organisation de cet événement en ligne ». Pour ce faire, l’organisation luxembourgeoise consulte les professionnels pour connaître leurs avis sur les concerts en ligne, les réunions professionnelles, etc.
Ces 6 festivals se déroulent en novembre, ce ne sont bien sûr pas les seuls à devoir annuler ou passer en streaming en 2020, mais ils sont la vitrine de ce second confinement et nos partenaires habituels.
Citizen Jazz est un magazine numérique, nous sommes les premiers à défendre l’usage culturel d’internet. Mais si nous passons la moitié de notre temps à écouter des disques (avec déjà plusieurs sources radicalement différentes – vinyles, CD, streaming), nous avons un besoin essentiel de concerts vivants, pour ressentir, photographier, rencontrer, discuter. Cela fait partie de notre travail. Nous pouvons tenir quelques mois avec des concerts en ligne, mais cela fait presque un an maintenant que la pandémie est déclarée, que des concerts sont annulés et on en est toujours au même point. Une année de perdue qui présage d’un temps encore plus long pour retrouver un accès libre à la scène, à la culture.
Avec combien de survivant.e.s ?