Entretien

Jean-Paul Boutellier

Le fondateur de Jazz à Vienne revient sur les récentes évolutions structurelles du festival. Y a-t-il ou non danger que Jazz à Vienne perde un jour son âme ? Compliqué mais instructif…

Le fondateur de Jazz à Vienne revient sur les récentes évolutions structurelles du festival. Y a-t-il ou non danger que Jazz à Vienne perde un jour son âme ? Compliqué mais instructif…

Jazz à Vienne est en train de recruter un « directeur / programmateur » qui devrait prendre ses fonctions en septembre. Pourquoi ?

La direction du festival a existé pendant une vingtaine d’années. Elle était doublonnée car j’avais à l’époque des occupations professionnelles dans l’industrie. Mais exerçant dans la région lyonnaise, je parvenais à concilier les deux et j’avais avec moi un administrateur. Or, étant directeur bénévole, j’ai souhaité au bout de vingt ans de festival prendre de la distance. L’ancien administrateur est donc devenu directeur du festival, comme une certaine logique l‘avait prévu. Depuis, Jazz à Vienne aurait dû fonctionner de cette façon, avec un directeur qui s’occupait à la fois de la gestion administrative de l’ensemble et de la programmation.

Après mon départ, le choix a été fait d’installer un directeur qui a repris à la fois son précédent rôle de direction administrative et la programmation. Or, par la suite est survenue une modification de la structure et de l’environnement de Vienne Action Culturelle (l’association qui chapeaute le festival) qui a modifié un certain nombre de choses. Jusque-là, la gestion globale du Théâtre antique était assurée différemment. Le directeur du Théâtre municipal assurait la gestion des spectacles d’accueil et participait avec son équipe à Jazz à Vienne. Du coup les équipes étaient mélangées, l’équipe spécifique de Jazz à Vienne étant relativement réduite et une grosse partie de l’organisation étant effectuée en collaboration avec l’équipe du Théâtre. Donc, tout ce qui était administratif, comptable, était repris en compte par le Théâtre, et ne restaient dans l’escarcelle de Jazz à Vienne que la programmation, la communication et des travaux propres au festival qui - pouvant se réaliser soit par sous-traitance, soit par l’apport de bénévoles - n’exigeaient pas forcément la présence de permanents.

Mais très rapidement, après 2001, on s’est retrouvé avec une nouvelle organisation et séparation des deux entités. Vienne Action Culturelle s’est retrouvée à gérer seule l’ensemble des tâches, c’est-à-dire tout l’accueil du Théâtre antique,et a dû pour cela créer son système administratif à partir de rien. Ce qui concernait la bureaucratie devait être réinventé, et cela impliquait la création de postes supplémentaires permanents pour assurer pour une période relativement brève, certes, mais aussi un suivi et une gestion tout au long de l’année . C’est ainsi qu’est née l’actuelle Vienne Action Culturelle.

J.-C. Boutellier © J.-C. Pennec

A partir de là est survenue une crise ; on a tenté de créer un nouveau poste de directeur qui n’a pas fonctionné. Ont suivi des rattrapages. Pour ma part, je suis intervenu dans le domaine qui m’est propre, au niveau de la programmation. Comme cela se passait dans des périodes budgétairement difficiles, ça a a permis de faire des économies : faire appel à un bénévole coûte moins cher qu’employer un permanent toute l’année… Et c’est ainsi que la décision a été prise par l’association de recruter un nouveau directeur pour reprendre la situation telle qu’elle devait être depuis 2001. Voilà où l’on en est.

Sauf que jusque là on faisait appel à un membre du sérail pour diriger Jazz à Vienne. Or, là, on cherche quelqu’un de complètement extérieur.

Oui. Avec cette nuance près que les gens du sérail peuvent se présenter aussi. Mais je ne crois pas : le sérail a été vidé, ou du moins s’est vidé.

Il reste donc à espérer qu’on trouvera le bon profil ?

Oui mais à la limite, ce mode d’organisation n’est pas aberrant. Toute manifestation culturelle a son directeur. L’important est de définir deux choses : la méthode de fonctionnement entre la direction d’un système qu’il supervise et ceux qui le contrôlent. L’organisme qui est au-dessus n’a pas à faire le boulot d’un directeur d’une façon ou d’une autre. Il y a là un problème de confiance et de délégation. Est aussi en jeu la définition par l’organisme qui supervise les missions du rôle de l’association. Mais j’ajouterai un dernier point ; puisque c’est une association il faut que le projet soit un peu en phase avec la volonté municipale, et ce qu’elle souhaite faire en matière culturelle.

Est-ce la fin d’une époque, le début d’une autre ? Car au moins durant ces trente dernières années, tous les grands festivals en France ou en Europe se sont tous retrouvés liés, à leur naissance, à une personne.

C’est vrai. Il y a eu ensuite des évolutions. Soit du fait que les personnes elles–mêmes sont passées du statut de bénévole éclairé au statut professionnel. (Ce qui n’est pas du tout blâmable.) Soit que la structure initiale ait disparu au profit d’autre chose, par exemple une concession. (Il en est ainsi à Antibes ou Nice, où l’organisation du festival est confiée à une concession.) L’idéal serait que le fondateur ou l’initiateur du projet puisse continuer en trouvant sa juste place. Passer d’un rôle complètement actif à un rôle de support. J’aurais pu à une époque favoriser la création d’une association parallèle d’Amis du festival qui aurait servi de caution morale ou artistique afin d’aider les gens en place. Ça aurait pu se passer comme ça. On l’a vu à l’étranger. Cela peut être d’autant plus intéressant que certains festivals ont disparu avec leur fondateur : c’est le cas de Nîmes, qui était un événement superbe, créée par quelqu’un qui n’est plus là.

Mais il y a tout de même un risque réel, à Vienne notamment, de voir un nouveau venu transformer du tout au tout ce qui relève quand même du patrimoine. Cela s’est vu ailleurs.

Le terme de patrimoine n’est pas juste. Vienne n’appartient à personne, sauf peut-être au public et aux musiciens. C’est vrai qu’il faudrait toujours avoir recours au juridique. Ça c’est fait, à Montreux ou à La Haye : quand l’initiateur de ce festival est mort, la famille a imposé un cadre juridique autour. Ne regardons pas que le jazz. Avignon a bénéficié d’un initiateur qui a été relayé par un certain nombre de forces économiques, culturelles etc. Or, le festival vit toujours, et a gardé une nature intacte ; tout comme Cannes. C’est peut être au sein de ces festivals hors musique qu’il faut aller rechercher les raisons d’une certaine pérennité.

Au bout de vingt-sept ans, peut-on dire qu’un festival est encore fragile ?

Oui dans le cas du jazz parce que ce n’est pas une musique soutenue, contrairement au théâtre ou au cinéma. Derrière le cinéma, il y a une industrie. Pour le théâtre ce n’est pas tout à fait pareil, mais on sait qu’au niveau national existe un soutien nécessaire. A l’inverse, en musique d’une façon générale et en jazz tout particulièrement, il n’y a pas ces structures, et il n’y a rien pour soutenir un festival. Elle est là la différence. Et compte tenu de Ça, tout peut s’écrouler. Nîmes s’est écroulé. Il y a eu des efforts pour le reprendre mais ça n’a pas marché alors que le lieu existait, existe toujours. Donc oui, un festival reste fragile.

On sera attentif à l’évolution de Jazz à Vienne. Concernant la programmation 2007, elle apparaît différente des précédentes. Pourquoi ?

La programmation n’est pas foncièrement différente. On nous dit qu’il y a moins de grosses vedettes. Mais d’un autre côté, on nous reprochait de voir les mêmes revenir tous les deux ans. A mon avis il y a toujours à peu près le même dosage. On a tout de même Benson, Al Jarreau, Pat Metheny, Dee Dee Bridgewater qui sont les valeurs sûres. On retrouve également les soirées à thème comme les soirées Blues, Gospel. Soul. Il y a toujours une soirée cubaine. C’est vrai que cette année il n’y a pas de Brésiliens. A titre personnel, je n’ai rien trouvé d’original. Et si c’est pour reprogrammer des groupes qu’on a déjà vus à Vienne et ailleurs …

Quoique… il y a longtemps qu’on n’a pas vu Caetano Veloso …

Oui, mais il ne se produit quasiment plus. Ces gens ne sont plus très jeunes et pas mal de musiciens ne se produisent plus ou dans des conditions très difficiles. Joao Gilberto est toujours de ce monde mais contrairement à certaines grandes vedettes de rock qui se plaisent à ressurgir pour faire des millions en quelques concerts, ces gens n’ont pas les mêmes besoins. Caetano est dans des choses beaucoup plus personnelles : l’écriture, le cinéma, le roman.

Il y a d’autres musiciens qu’on n’a pas beaucoup vus parce qu’ils étaient impliqués dans d’autres arts. D’ailleurs actuellement la musique brésilienne est plus tournée vers le rock and roll. Donc ce sont d’autres groupes. Or, quand on les programme, on s’aperçoit que ces musiques ne sont pas celles attendues par le public. En France on attend de la bossa nova ou du Gilberto Gil - des musiques qui ont trente ou quarante ans. C’est du “revival”, en quelque sorte, mais ce n’est pas la musique actuelle du Brésil.

En revanche on a des soirées à thèmes qui sont un peu différentes : une soirée flamenco un peu nouvelle ; une soirée manouche, ce qu’on n’avait plus fait depuis longtemps… Donc on a toujours ces soirées à thèmes.

J.-C. Boutellier © J.-C. Pennec

Tout de même, le jazz vocal domine l’ensemble de cette édition ?

Oui, finalement le thème global de ce festival c’est le vocal : on aura beaucoup, beaucoup de chanteurs/chanteuses, des connus et des moins connus. Notons à ce sujet qu’il y a une évolution dans l’art vocal et que les gens sont beaucoup plus sensibles au vocal.

Tout d’abord, il y a une série de jeunes talents. Des chanteuses sont apparues depuis la disparition d’Ella Fitzgerald, de Sarah Vaughan ! Avant, très peu s’aventuraient sur ce terrain. Maintenant que celui-ci est un peu plus libre, on voit apparaître beaucoup de jeunes, y compris dans les écoles. Cette année, nous recevons Robin McKelle, qui sort d’une école de musique américaine réputée. Ce qui est assez rare. Jusqu’à maintenant, ces écoles accueillaient plutôt des instrumentistes. Maintenant on voit apparaître ces jeunes qui vont faire carrière, qui ont beaucoup de choses, une technique. Donc, cette année, on essaie de présenter ces nouveaux acteurs de la scène vocale.

Quid du Club de Minuit, ces concerts gratuits qui suivent ceux du Théâtre Antique ?

Sa programmation est plus en liaison avec ce qui se passe au Théâtre antique. On a re-privilégié le côté acoustique. C’est donc un côté un peu plus intimiste. On en a besoin quand on y vient, d’autant qu’il y a des endroits moins intimistes.

L’affiche n’est-elle pas moins prestigieuse cette année ?

Je ne sais pas. On fait toujours référence à certaines années - celle où l’on a découvert James Carter par exemple. Mais James Carter n’était connu de personne à l’époque. Quand on a fait venir David S. Ware, personne ne le connaissait.

Donc j’espère que cette année aussi on va aussi découvrir des gens, surtout que pour certains, il serait temps : ainsi Steve Potts qui, plus très jeune, n’est jamais venu à Vienne, ni sur une grande scène, et qui est pourtant un personnage important de la vie du jazz, et notamment en France puisqu’il habite Paris mais est très peu sollicité [1].

On va surtout voir Charles Tolliver. Comment expliquer qu’il ne soit jamais venu ?

Ce trompettiste a joué dans pas mal de contextes et toujours tenu à maintenir un orchestre, à écrire et arranger des thèmes pour orchestre. Gillespie disait de lui que c’était finalement son meilleur élève. Il n’a jamais dit ça de Quincy Jones ou d’autres membres de son orchestre. Mais il considérait que Tolliver était un peu son successeur. Tolliver a maintenu cet orchestre mais pas toujours ; il avait une bande de copains qui tournait sur quelques petites sessions aux Etats-Unis. Or quand j’ai appris que Blue Note soutenait le projet de faire tourner Tolliver en Europe, j’ai sauté sur l’occasion. Il n’a pas beaucoup de dates. En France on doit être les seuls. En big band, il a fait trois disques qu’on ne trouve pas facilement. Mais il y en a un qu’on trouve un peu partout, qui vient de sortir. Et que je recommande.

De tels orchestres, il y en a encore. J’ai essayé de faire venir celui de Maria Schneider, en vain car nous étions les seuls en Europe à vouloir la faire tourner. Il y a encore de belles formations aux Etats-Unis. Mais elles ne tournent pas parce qu’elles sont composées de musiciens qui se retrouvent souvent pour répéter mais ont finalement peu de concerts et de tournées.

Certaines soirées vont-elles faire le plein ? N’est-ce pas inattendu de recevoir Kurt Elling ?

En matière de crooners, il y en a un encore bien vivant qui se nomme Tony Bennett qu’on a fait venir un certain nombre d’années. Bennett a eu un succès monstrueux aux Etats-Unis, beaucoup plus que Sinatra. En France on ne l’a pas très connu.

Là, on a la chance, avec Kurt Elling d’avoir un des représentants d’une musique originale. Et je suis d’autant plus heureux de l’accueillir cette année qu’on l’associe à un des concerts dont j’attends le plus : la rencontre entre Cassandra Wilson et David Murray. Ce sont des choses complètement différentes mais c’est aussi un petit peu ça, Vienne : l’assemblage des styles. Le fil rouge est le jazz vocal mais les couleurs musicales vont se trouver à 180°. Ainsi entre Kurt Elling et Cassandra Wilson ; mais ce n’est pas pour autant qu’il y a à faire une évaluation qualitative. Kurt Elling, on l’a vu une fois à Vienne il y a déjà assez longtemps.

Très attendue, Liz McComb revient cette année. Dans quel état d’esprit ?

Elle fait un truc assez nouveau : elle a intégré des éléments plus modernistes dans son show. Quand c’est bien fait, ce n’est pas complètement aberrant. Mettre du rap dans du gospel ce n’est pas faux parce que finalement, le gospel a toujours été une musique populaire et qu’on trouve dans le rap de l’incantation et beaucoup de choses pas si éloignées de la musique religieuse.

Enfin, le New Orleans sera à l’affiche du festival. Or, n’estimiez-vous pas par le passé que ce style n’avait pas sa place à Vienne ?

Soyons précis. Je n’ai jamais voulu faire du revival. Il y a des choses que je n’aime pas dans le revival. On faisait revivre presque note pour note ce qui avait existé dans un souvenir naïf et nostalgique. Je n’ai jamais eu envie de ça. Or, des choses un peu différentes arrivent et surtout, point essentiel : il s’est passé quelque chose à la Nouvelle-Orléans qui a presque anéanti la ville, ce que je considère de plus en plus comme le berceau de cette musique. La Nouvelle-Orléans a réuni tous les éléments pour que le jazz puisse naître. C’est de là que sont venus les premiers grands musiciens. Ce n’est pas pour rien qu’Amstrong, Béchet, Jerry Roll Morton et tant d’autres sont venus de là et non de Memphis ou d’ailleurs.

Ça a donc été le berceau de quelque chose qui a rejailli sur l’Amérique et le monde entier. Je suis très peiné et inquiet après la catastrophe qui a dévasté une ville que des siècles avaient construite et que nous, petits Français, avions contribué à constituer : c’est nous qui l’avons créée alors qu’elle n’était pas faite pour être une ville. Des gens se sont attachés à faire ça et, ce faisant, ont créé une chose qui n’était pas réellement une colonie. Ils y ont apporté un peu de l’esprit français et européen qui a contribué à faire de cette musique ce qu’elle est. Ce n’est pas pour rien que dans le jazz il y a un peu de musique française d’une certaine époque.

Il s’est donc passé un cataclysme, et finalement, on s’aperçoit que rien n’est fait pour réparer. On va certainement reconstruire une petite ville touristique, mais le reste, certainement pas : il n’y a aucune volonté politique. Je dirais même qu’il y a une volonté de la part des Américains de ne PAS refaire de cette cité ce qu’elle était, c’est-à-dire un élément vivant - car La Nouvelle-Orléans a continué à être le berceau de musiciens qui ne s’exprimaient d’ailleurs pas dans un style revival. On parle beaucoup de l’œuvre des Marsalis, mais beaucoup d’autres ont été formés là-bas. D’où cette soirée à Vienne. Ce sera une soirée de fête, d’ailleurs, car deux types de groupes seront présents : le premier, c’est toute cette musique populaire qui a produit les Fats Domino et autres. On a tous dansé là-dessus et Fats Domino a permis à beaucoup de gens de découvrir le jazz. Et puis il y a un orchestre qui est composé de quelques-uns des meilleurs musiciens - qui ne sont d’ailleurs pas toujours originaires de là-bas : un des leaders de l’orchestre est d’origine européenne mais est allé vivre là-bas pour continuer à travailler dans un style qui n’est ni du dixieland ni du revival, mais qui conserve une certaine nostalgie de la musique d’antan. Mais je le répète, je n’ai rien contre le New Orleans en tant que tel. C’est toujours difficile de programmer cette musique parce que, quand on n’en programme pas on se voit reprocher de ne pas l’aimer et quand on en programme on vous reproche l’inverse. Difficile de trouver la bonne ligne médiane…

par Jean-Claude Pennec // Publié le 25 juin 2007

[1Les amateurs parisiens pouvaient jusqu’il y a peu l’écouter régulièrement aux « Sept Lézards », salle menacée de disparition, au côté de musiciens comme Simon Goubert, Sophia Domancich, Michel Edelin, etc. - NDLR