Entretien

Jim Black, la musique avant tout

Le batteur américain savoure un mode de vie plus stable et recherche les occasions de jouer avec des musiciens plus jeunes.

Jim Black @ Gérard Boisnel

Mi-février, Jim Black est à Chicago pour jouer deux soirs au légendaire Green Mill avec Nature Work, un groupe co-dirigé par le clarinettiste Jason Stein et le saxophoniste Greg Ward et complété par Eric Revis à la contrebasse (il sera remplacé le deuxième soir par Joshua Abrams). La formation fait salle comble et convainc avec son mélange de compositions signées des deux leaders et de reprises dont les arrangements sont d’une stupéfiante originalité.

Jim Black @ Gérard Boisnel

- Vous avez étudié au Berklee College of Music, qui a la réputation d’être conservateur, surtout en comparaison avec le New England Conservatory (NEC) voisin. Que pensez-vous de cette perception ?

Comme d’habitude, les idées et les rumeurs qui circulent sur quoi que ce soit sont plutôt fausses. Étudier à Berklee en 1985 était fantastique. Comme le NEC n’était pas loin, les étudiants de Berklee qui n’obtenaient pas ce qu’ils cherchaient allaient au NEC et inversement. Nous échangions constamment des informations. Croyez-moi, personne ne se posait la question de savoir si Berklee était conservateur ou non. Berklee a produit toutes sortes de musiciens, tout comme le NEC dont sont sortis par exemple David Fiuczynski et John Medeski. Je n’ai pas visité Berklee récemment, mais j’ai pas mal d’amis qui y enseignent. De toute façon, on ne devrait pas payer autant d’argent pour apprendre à jouer du jazz.

- Y a-t-il un professeur à Berklee qui vous a plus marqué que d’autres ?

Rick Peckham, qui d’ailleurs travaille toujours à Berklee. C’est un excellent guitariste qui nous mettait sur un pied d’égalité. Il a fait partie de Human Feel parce qu’il aimait ce que nous faisions. Mais quand nous avons commencé à faire des tournées, il a dû arrêter parce qu’il ne pouvait pas se libérer. Nous avons alors recruté notre voisin Kurt Rosenwinkel pour que l’aventure continue.

À l’heure actuelle, je ne peux que vivre dans le présent

- Quand avez-vous commencé à diriger vos propres groupes ?

Lorsque vous faites partie d’un collectif comme Human Feel, vous apprenez rapidement à naviguer, ce qui n’est pas facile. Évidemment, tout le monde commet pas mal d’erreurs. Mais les collectifs fonctionnent lorsque vous sacrifiez votre égo. Et ce groupe en particulier était super car nous venions tous avec des compositions. Vous sacrifiez vos morceaux pour le plus grand bien du groupe et cela vous enseigne la démocratie au sein d’un groupe. Cela s’est poursuivi à New York où j’ai déménagé en 1991. Les groupes de Dave Douglas, Ben Monder ou Tim Berne fonctionnaient comme des collectifs, même si vous étiez sideman. Il va de soi que le leader avait le dernier mot.

J’ai passé douze ans sur la route avec Ellery Eskelin, je jouais avec Uri Caine. J’étais donc très occupé et je n’éprouvais pas le besoin de faire un album en solo ou de diriger un groupe. Quand Stefan Winter m’a contacté en 1999 pour enregistrer pour Winter & Winter, j’ai d’abord rigolé. Mais il m’a fait confiance et m’a donné carte blanche alors que je n’avais aucun projet en tête.

Pour vous dire la vérité, je voulais jouer avec Bill Frisell qui est un de mes héros (je n’ai d’ailleurs toujours pas joué avec lui). Je lui avais envoyé un message, mais son manager a dû le mettre à la corbeille. On en plaisante encore aujourd’hui. Alors, j’ai commencé à faire une liste et je me suis souvenu que nous étions allés en Islande avec Hilmar Jensson et Skúli Sverrisson avec qui j’étais à l’université. Hilmar nous avait invités pour réaliser un enregistrement en 1992 mais cet album n’a jamais vu le jour. Et en 1999, je me disais : « Cela me manque de jouer avec lui. » Il me fallait des musiciens flexibles pour compléter le groupe. Dans ces cas-là, vous pensez aux copains, aux musiciens de votre génération. Et ça a marché.

- AlasNoAxis est-il toujours en activité ?

Nous devions partir en tournée en 2020. Hilmar et Skúli étaient à Berlin pour répéter. Un jour, Chris Speed m’a appelé : « Il faut que je retourne aux États-Unis. Ils ferment les frontières. » C’était terminé. Hilmar et Skúli sont repartis en Islande le lendemain. Et maintenant, Chris Speed est avec The Bad Plus, ce qui complique les choses. Comment puis-je faire face à une telle concurrence ? [rires] Cela dit, nous venons d’enregistrer un album avec Pachora en Islande en compagnie de Chris Speed, Brad Shepik et Skúli. Nous sommes en train de le mixer. Et quand Chris aura le temps, j’imagine qu’on fera quelques concerts avec Pachora.

Jim Black @ Michel Laborde

- Qu’en est-il du trio avec Thomas Morgan et Elias Stemeseder ?

C’est au point mort pour l’instant. Elias se concentre sur sa musique et Thomas est bien occupé avec Frisell. Et je ne vis plus aux États-Unis. Nous avons fait quatre albums et nous avons bien tourné. Nous avons travaillé en trio avec le contrebassiste Felix Henkelhausen qui figure dans ma nouvelle formation. Cela marchait bien, mais j’ai eu le sentiment qu’il valait mieux former un nouveau groupe plutôt que d’utiliser Felix pour remplacer Thomas. Et Elias était prêt à faire autre chose. Je lui ai dit : « Tu as plus de 30 ans, vas-y, fonce ! »

- Comment ce trio a-t-il été formé ?

J’étais en Autriche en 2007 ou 2008 pour animer des ateliers. Il y avait ce jeune pianiste de 17 ans. Je me suis dit qu’il était singulier et que je devrais garder un œil sur lui. Je suis revenu un an plus tard et nous avons joué ensemble. J’aimais beaucoup son énergie. J’ai décidé de tenter le coup. Je lui donné à jouer plusieurs de mes compositions et on aurait cru que c’était lui qui les avait écrites. J’en avais la chair de poule. Comment est-ce possible qu’un jeune de 18 ans puisse jouer comme moi et entendre les mêmes choses que moi ? Il vient d’une communauté agricole près de Salzbourg. Sa famille est merveilleuse. Ils m’ont accepté tout de suite. Au bout d’un certain temps, il est venu me rendre visite à New-York. J’avais un piano à la maison sur lequel je composais. Et j’ai su que je voulais Thomas Morgan pour compléter le trio. Avec le dernier album que nous avons enregistré pour Intakt, je me suis dit : « Ça y est. On y est arrivé ! On ne peut pas faire mieux. » Mon écriture est à peine présente. Juste quelques idées couchées çà et là. Presque tout est improvisé. On jouera peut-être encore ensemble si nos emplois du temps le permettent. Il est bon parfois de laisser les choses en place. À l’heure actuelle, je ne peux que vivre dans le présent.

On se serait cru dans un film de la Disney.

- En 2016, vous vous installez à Berlin…

On m’a proposé un poste de professeur contractuel au Jazz-Institut à Berlin. C’était un moyen de m’insérer dans le système européen avec une assurance-santé, un statut de résident… Et je prenais l’avion pour les États-Unis toutes les semaines. Quelle bonne blague ! Bien sûr, j’ai fini par être en burn-out. Je suis allé trop loin et j’en ai payé le prix. Mais cela m’a montré que mon avenir était en Europe et non plus à New-York. À New-York, j’en étais arrivé au point où j’étais toujours entre deux avions. Je veux travailler et vivre au même endroit. Les années 90 ont été fantastiques. On payait le loyer grâce aux concerts et aux séances d’enregistrement. On faisait des tournées à travers les États-Unis. En 2015, les choses avaient changé et je n’avais plus aucune raison de rester à New-York. J’ai 55 ans. C’était maintenant ou jamais.

Comme je voyage beaucoup, je me sens chez moi partout. Je crois que c’est la seule façon de survivre en tant que musicien. Il y a cinq ans, dans un festival, j’ai rencontré ma compagne actuelle, Josephine Nagorsnik, une jeune musicienne fantastique. Nous vivons maintenant ensemble à Berne depuis un an et demi. Et quand elle a déménagé de Berlin à Berne, je me suis dit qu’il me fallait un boulot là-bas. Et comme par hasard, le téléphone sonne et on me propose d’auditionner pour un poste au conservatoire. On se serait cru dans un film de la Disney. Mais c’est super parce que, pour une fois, je vis et travaille au même endroit.

- Le nouveau quartet s’appelle Jim & The Schrimps. D’où vient ce nom ?

On plaisantait. Felix était l’un de mes étudiants lorsque j’enseignais à Berlin. J’ai rencontré Asger Nissen lors d’une fête de Noël un an plus tard. J’ai choisi ces musiciens parce que quand vous entendez leur son, vous savez qu’ils ont le feu sacré. Ensuite, vous leur demandez quels sont les copains avec lesquels ils jouent. Et le tour est joué, vous avez un groupe. Je ne me rappelle plus exactement comment nous avons trouvé ce nom. Mais cela a commencé par une plaisanterie. Et lorsque Florian Keller chez Intakt nous a demandé d’enregistrer, j’ai sollicité les musiciens pour trouver un nom et quelqu’un a dit Jim & The Schrimps. Je leur ai expliqué que cela allait rester. Mais il ne faut pas prendre la vie trop au sérieux. Vous avez vu la pochette du disque ?

Jim Black @ Michel Laborde

- Vous aimez vraiment jouer avec des jeunes musiciens ?

Bien sûr. Je vieillis et quand vos amis ont des enfants et des vies compliquées, comment pouvez-vous souvent vous retrouver pour jouer ? Je n’ai pas d’enfants et j’ai encore une certaine liberté. En outre, le niveau à Berlin est vraiment élevé. Felix jouait une musique incroyablement diabolique. Les jeunes ne savent pas tout, mais ils en savent déjà beaucoup. Ces types ont la moitié de mon âge mais ils arrivent à me suivre sans problème. Ils sont ouverts d’esprit et prêts à tout. Et ils sont formés à une époque où les possibilités abondent. Il n’y a pas que des tueurs dans la jeune génération, mais il y en a pas mal.

- Avez-vous le sentiment d’encadrer la prochaine génération de musiciens à l’image d’un Art Blakey, par exemple ?

Je ne suis pas sûr de savoir comment Art s’est retrouvé dans cette situation. Je plaisantais un jour : « Je ne suis clairement pas l’Art Blakey de l’avant-garde ». C’est peut-être plus facile d’engager de jeunes musiciens. Dans mon cas, je me demande qui est à portée de la main et qui est un tueur. Peter Evans est venu chercher Papy Jim pour faire des choses extraordinaires. Voilà comment ça marche. Qui se ressemble s’assemble. J’ai formé deux groupes avec des gens plus jeunes. Lorsque vous enseignez, vous êtes bien placé pour identifier les musiciens talentueux. Vous les avez sous le nez et ils vous disent « Alors, on joue ? ».
Il faudrait être stupide pour ne pas en profiter.