Scènes

Jim Hall et Anthony Coleman à Pleyel


Le temps des éruptions et des nuages de cendres est aussi celui des affiches tronquées, des programmations qu’on chamboule. Mais même dans le remue-ménage, Pleyel sait composer de belles soirées : Jim Hall et Henry Grimes, deux versants du jazz pour un quasi-sommet.

Le temps des éruptions et des nuages de cendres est aussi celui des affiches tronquées, des programmations qu’on chamboule. Mais même dans le remue-ménage, Pleyel sait composer de belles soirées : Jim Hall et Henry Grimes, deux versants du jazz pour un quasi-sommet.

Souvenez-vous : avril 2010, un volcan se réveille quelque part du côté de l’Islande et la majorité des avions d’Europe se retrouvent cloués aux pistes. Nous ne pensions pas, alors, que dans les foules maugréantes entassées devant les guichets des compagnies aériennes, pouvaient se trouver des artistes en brusque rupture de tournée. Pourtant, un peu partout dans le monde des affiches ont été chamboulées, des soirées purement et simplement supprimées. A la veille de l’événement, nous étions donc quelques uns à craindre que le billet pour la soirée du 18 avril 2010 à Pleyel se mue en bon de remboursement.
Mais non. Malgré deux désistements, celui du batteur Chad Taylor et, surtout, celui du guitariste Marc Ribot, deuxième tête d’affiche, la soirée a bel et bien eu lieu.

Car, les mêmes causes produisant de bienvenus palliatifs, un remplaçant de luxe, lui-même bloqué à Paris, nous est proposé : Anthony Coleman a accepté de prolonger d’un concert son séjour parisien. Et c’est ce pianiste-surprise qui entame les débats en compagnie du batteur Joey Baron, complice de longue date – New York, la scène downtown – ainsi que du seul rescapé du groupe de Ribot, le contrebassiste Henry Grimes déjà revenu de si loin…

Présent à l’époque sur maints disques des défricheurs du free (Albert Ayler, Don Cherry, Pharoah Sanders) Henry Grimes a, en effet, subitement disparu au milieu des années 60, jusqu’à ce qu’un travailleur social amateur de jazz ne retrouve sa trace en 2002. On a beaucoup glosé sur sa subite absence. Certains le disaient Témoin de Jéhovah faisant du porte à porte, ou bassiste électrique dans un groupe de rock, mais les rumeurs les plus fréquentes le donnaient tout simplement mort. Depuis qu’il est revenu au monde comme à la musique, on distingue encore dans son air un peu égaré, les traces de la longue dépression qui l’a coupé de ses contemporains.

Pendant les dix premières minutes, Coleman sur son piano préparé (feuilles scotchées sur les cordes) et Baron, frappant ses peaux des mains et des baguettes, sont les seuls à vraiment jouer, Grimes se contentant de notes éparses. Puis, petit à petit, après s’être imprégné des improvisations de ses acolytes en se balançant mollement, il commence à s’investir. A la contrebasse, puis au violon, le voici qui s’invite dans les jeux de dissonances et répétitions du duo qui s’ébroue gaiement dans un registre assez monkien de mélodies bancales. Henry Grimes est désormais présent à Pleyel. Il s’approche d’un pupitre et lit quelques poèmes de son cru – durant ses trente années de retraite, il a écrit compulsivement des textes qu’on peut trouver dans un recueil sorti en 2007, Signs along the Road. L’occasion pour Coleman et Baron de changer de ton en s’aventurant sur les terres voisines de l’« exotica » d’Arthur Lyman. Avec la voix lente et grave de Grimes, les éclairages magnifiques – Pleyel n’est pas, en revanche, remarquable que pour ses qualités acoustiques – on est plongé dans une ambiance spiritualiste que n’auraient pas reniée les radicaux du free jazz à message. Précisément celui auquel on associe volontiers Grimes. Nous aurons droit à deux autres lectures de ce type au cours de cette première partie, plaisante malgré les hésitations initiales.

Suit un autre grand ancien - mais plus grand et plus ancien : Jim Hall, guitariste à ce point légendaire qu’on pourrait le croire plus que centenaire. A vrai dire c’est aussi l’impression qui se dégage de son allure alors qu’il avance péniblement sur scène, voûté à en marcher sur sa cravate ou presque… Les applaudissements qui accompagnent cette lente progression ont la ferveur de l’inquiétude. Les musiciens eux-mêmes, Joey Baron, toujours, et le contrebassiste Scott Colley fixent le glorieux ancien en tendant le cou, comme atteints de myopie. Inquiets, attentifs.

Débuts laborieux. Aïe. Mais ça ne dure pas. Ouf. Très vite, entre les mains de ce monsieur le raffinement prend forme. Recroquevillé sur son instrument, il produit des notes d’une classe folle, aristocratique. Cet art majuscule qui transmue en grâce la sobriété (espace, absence de virtuosité démonstrative, lenteur d’exécution).

Les standards égrenés montrent ici leur nue beauté avant que Jim Hall les délaisse un temps pour tenter deux improvisations successives : l’une avec Baron, l’autre avec Colley. Un choix plus courageux qu’heureux (le duo guitare-batterie ne donne rien de convaincant) mais qui illustre bien l’audace d’un monument qui, contrairement à d’autres figures, parfois moins honorables, n’a pas choisi ses accompagnateurs pour qu’ils le mettent sagement en valeur. Les deux rythmiciens ont toute la place, n’hésitent pas à jouer avec fougue et savent dépasser l’évident respect qu’ils ont pour le leader.

Une seconde partie de soirée placée sous le signe de l’expérimentation douce, plus formelle qu’expressionniste, donc. Tout en dentelle et méticulosité du contrepoint de croix, qu’on trouvait parfois chez certains représentants du « Third Stream » ou du cool - auquel se rattache le panache « hallien » : un courant qu’il était fréquent de mépriser quand, triste logique des partis-pris, on décidait de se ranger du côté des revendications bop, puis free. Ce 18 avril 2010, ses deux versant s’appuient sans s’opposer, et rares sont ceux qui s’en plaindront. En tous cas pas dans cette salle un peu secouée sur la fin et qui regarde l’immense Jim Hall s’en aller à petits pas sous le fracas d’une ovation émue.