Tribune

Grimes : le phénix d’avant-garde

Henry Grimes (1935-2020), l’histoire d’une vie.


Henry Grimes, c’est l’histoire d’une contrebasse. Pas seulement parce qu’il en jouait divinement, en pizzicati comme à l’archet. Cette contrebasse, c’est celle que lui a donné William Parker, alors qu’il avait lâché le manche et disparu, en même temps qu’Albert Ayler mais dans des eaux moins glacées quoique tout aussi troubles. Et puis il est revenu, phénix d’avant-garde. De Gerry Mulligan en 1957 à une rencontre avec Andrew Cyrille dans le milieu des années 2010, la carrière de Grimes aura été longue et auréolée de mystère. Jusqu’au Covid-19, lui aussi venu de nulle part.

Né à Philadelphie en 1935, Henry Grimes n’étudie pas tout de suite la contrebasse. C’est au violon qu’il débute, un instrument qui le suivra jusqu’à la fin de sa carrière et qui a sans doute largement influé sur sa technique à l’archet, reconnaissable entre toutes. Très vite, celui qui a appris aussi le tuba joue avec Anita O’Day et un peu plus tard avec Sonny Rollins (Sonny Rollins & The Big Brass, 1958), Cecil Taylor (Unit Structures, avec Alan Silva, 1966 ), Lennie Tristano et même Lee Konitz (Tranquility, 1957). Mais c’est sans doute avec le tromboniste Roswell Rudd qu’il signe sa plus longue collaboration, de 1961 (Into The Hot !, avec Taylor et Gil Evans) à 2008 (Trombone Tribe, Rudd en leader) et surtout le fabuleux School Days, paru chez HatHut avec Steve Lacy. D’autres noms s’installent en ribambelle ; McCoy Tyner (Reaching Fourth, 1963), Roy Haynes et Roland Kirk (Out of The Afternoon, 1962), Paul Motian ou encore Charles Mingus

Avec son retour, sur cette fameuse contrebasse offerte, Grimes va porter un jeu plus ombrageux, lié à l’improvisation collective et marqué par ces années d’exil intérieur. Il a écrit de la poésie aussi (Signs Along The Road, 2007), hantée et habitée, qui se retrouve dans son jeu où la finesse lutte avec la volonté de réveiller l’oreille. Il se révèle un soliste hors du commun comme en témoigne son Henry Grimes Solo paru en 2009. Pendant cette seconde partie de sa carrière, il enregistrera en trio, notamment le Live at Kerava Jazz Festival dont nous parle Guy Sitruk, qui répond à The Call avec Perry Robinson à la clarinette et Tom Price à la batterie, disque emblématique du label ESP en 1965. Il y aura aussi de mémorables duos, comme cette série de duo avec Rashied Ali (Spirit Aloft, 2009).

Ainsi va Henry Grimes, qui suit le cours du jazz comme un fleuve qui peut se séparer en un long bras pour former une île. Sur ce bout de terre, entre le 18 décembre 1966 et ce Live at Greenwich Village avec Albert Ayler et le 27 octobre 2004 avec Marc Ribot (spiritual Unity), il y a le désert. Ou plutôt, il y a l’abandon, l’appartement à Los Angeles et les boulots alimentaires pour survivre. Disparu, même, pour la plupart. Mais cette fois-ci, le phénix ne reviendra pas. Reste les disques de cet outsider magnifique qui ne nous quittera pas de sitôt.