Entretien

Joce Mienniel, les chemins de traverse.

Entretien avec le flûtiste Joce Mienniel

Joce Mienniel, photo Gérard Boisnel

Flûtiste aux indéniables qualités d’instrumentiste, Joce Mienniel est également compositeur, arrangeur, chef d’orchestre. Découvert il y a quelques années au sein de l’Orchestre National de Jazz sous la baguette de Daniel Yvinec, il s’est vite révélé comme un musicien indispensable de la scène actuelle. Sa participation active à la formation originale Art Sonic, au côté notamment du saxophoniste Sylvain Rifflet, a mis en valeur son goût pour les projets atypiques où son style à la fois poétique, virtuose et précis s’impose.

Quatre ans après Tilt, dans lequel il officiait à la tête d’un quartet, il revient aujourd’hui avec The Dreamer. La configuration est la même mais l’approche est entièrement renouvelée. Nous avons voulu en savoir un peu plus sur ce musicien aussi intéressant à entendre jouer qu’à écouter parler.

Joce Mienniel Solo © Christophe Charpenel

- Comment vivez-vous la période actuelle ?

On me pose souvent cette question depuis un an, lors de concerts, d’interviews ou autre, et j’avoue que je suis étonné de mes réponses qui sont à chaque fois différentes en fonction de la période à laquelle la question m’est posée. Je n’ai pas détesté passer les deux mois du printemps dernier dans une sorte de « jachère d’esprit » après avoir créé l’un des programmes les plus ambitieux que j’ai eu à monter : Rayon Vert, une pièce en trois mouvements écrite pour quinze musiciens à partir de partitions graphiques autour du thème de la mer et mêlant un dispositif lumière immersif. 

Durant ces mois de confinement, j’appréciais que nous soyons tous concernés de la même manière. Le monde s’était presque arrêté et nous artistes, nous pouvions mettre à profit ce temps pour réfléchir à nos envies, nos trajectoires, être contemplatifs et imaginer de nouveaux projets. J’ai, par exemple, privilégié le développement de mon corpus artistique plutôt que le travail de ma flûte. J’ai eu longtemps la sensation que c’était quelque chose de temporaire, comme une parenthèse.

Et puis le premier couvre-feu est tombé le 17 octobre, le jour de ma première création à l’Abbaye de Royaumont avec l’artiste plasticienne Fabienne Verdier. Elle n’a pas pu venir, ce qui m’a beaucoup attristé. On a dû jouer avec mes camarades, sur scène, devant des caméras et une salle vide et j’ai été meurtri par ça, je crois. J’ai cessé, à partir de cet instant, de croire que tout allait reprendre un jour comme avant.

Depuis le début de cette nouvelle année, j’ai la sensation que de nouveaux codes se sont installés. Que la manière dont les gens vont appréhender les concerts et l’usage des salles de spectacles ne sera plus la même. Je garde pourtant l’espoir dans le fait que nous aurons plus que jamais besoin de nous réunir - grégaires que nous sommes - pour célébrer le retour à la « liberté » d’une certaine manière et se retrouver, non pas tout de suite pour apprécier des gestes artistiques forts, mais pour éprouver la sociabilité au travers de la musique. Finalement ce par quoi elle est née. 

Les mouvements chromatiques ascendants et descendants me touchent depuis toujours

- Vous présentez un nouveau disque, The Dreamer. Quelle a été l’envie première pour ce projet ?

Après plusieurs années de concerts et de tournées en France et dans le monde, j’avais envie d’une suite au précédent disque, Tilt, en quartet avec quasiment la même équipe. J’ai eu envie de les emmener dans un nouveau répertoire, très singulier, qui réunit tout ce que je suis et tout ce qui me fait vibrer. 

Tilt était basé sur un temps ralenti, presque inerte, faisant l’éloge de la lenteur. Pour The Dreamer, je voulais moins d’électricité dans le son, plus de fragilité et d’émotion. Néanmoins, je l’ai construit sur des ruptures de dynamiques énormes entre rêve et retour à une réalité brutale. En mêlant des textures fortes et saturées, on passait sans transition vers un univers onirique, doux, acoustique et feutré. À partir de là, je me suis basé sur les formes harmoniques que peut prendre la musique baroque et tout particulièrement les mouvements chromatiques ascendants et descendants qui me touchent depuis toujours.

Joce Mienniel, photo Christophe Charpenel

Autant que je m’en souvienne, j’ai toujours eu une réelle fascination pour ça. La première fois que j’ai entendu l’air du génie du froid dans l’opéra King Arthur de Purcell accompagnant la scène de fin de l’escalier infini du Molière agonisant d’Arianne Mnouchkine, j’avais sept ans, j’ai été totalement renversé. J’ai eu, je crois, un choc esthétique. Avec ce son et cette image, j’ai ressenti une sensation d’entièreté et de finitude, les deux étaient parfaitement en lien. D’où ma passion pour les musiques de film, d’ailleurs.

J’avais donc envie de reproduire ce frisson à travers tout l’album en me basant sur la mise en musique et en paroles de certains de mes rêves les plus incroyables pour composer comme une bande son de ces voyages dans l’inconscient.

 
- Vous retrouvez le format quartet déjà présent dans Tilt. On entend surtout la volonté d’agir comme un groupe de rock (chaque musicien tient sa place avec beaucoup de maîtrise). Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette démarche ?

Je pense que c’est ma passion pour l’arrangement et l’orchestration. J’ai un plaisir fou à écrire pour eux, à les imaginer, les mettre en scène dans un certain type de son, de dynamique, d’humeur et d’ambiance musicale. Je les connais très bien. Chacun de nous a une personnalité et une sonorité très singulière. C’est cela qui fait de nous, particulièrement, des musiciens de jazz plutôt que des musiciens de rock ou de pop. À la fois capables d’improviser sur un matériau musical très réduit de quelques notes ou d’un seul accord, et en même temps de modeler un son d’orchestre très précis sur des partitions écrites avec une autorité artistique forte.
 

Chaque pays, chaque culture, chaque région a sa flûte

- Vous confrontez la flûte, instrument qui transporte avec une lui une connotation de légèreté voire de fragilité, à une approche électrique parfois frontale pour certains titres taillés pour la scène. Comment vous positionnez-vous avec votre instrument sans vous faire dépasser par le son ?

Oui c’est vrai, malheureusement, la flûte a une connotation légère et fragile, mais je ne suis pas du tout en accord avec ça justement. Je constate trop souvent, en France et en Europe, après les concerts, quand les gens viennent me voir, qu’ils en avaient une idée fausse et à quel point leur vision a été modifiée par ma façon d’en jouer.

Ce qui est fort dommage, à mon sens, dans tout cela, c’est de la cantonner toujours au même rôle, celui d’un instrument avant tout aigu, bucolique et aérien. Ce qui va jusqu’à influencer certains compositeurs, arrangeurs ou orchestrateurs, qui n’œuvrent pas pour la sortir de ce rôle préconçu. Lorsque que j’écoute le début du Prélude à l’après-midi d’un faune, je n’entends pas un instrument aérien, plutôt un instrument songeur et intérieur. Pareil lorsque j’écoute Hariprasad Chaurasia, Roland Kirk ou Dave Liebman (qui est, à mon sens, un flûtiste génial dans son approche du son, proche des shakuhachi) : ils dégagent une réelle puissance et force sonore.

Ma passion pour l’ethnomusicologie depuis plus de vingt ans, les enregistrements que j’ai pu glaner, mes collaborations avec d’autres flûtistes dans les différents coins de la planète, en Corée du Sud, en Chine, en Inde, au Mali, au Maroc ou au Brésil m’ont apporté un autre regard sur l’instrument. Il génère énormément de respect dans l’imaginaire collectif, parfois instrument-roi, parfois apanage du chaman, parfois utilisé comme un instrument lié à la chasse, dans l’opéra traditionnel ou en transe. La plupart du temps, c’est une vibration forte qui fait surgir chez l’auditeur des sensations profondes et inédites.

Joce Mienniel, photo Jeanne Davy

La flûte parle à l’inconscient universel, elle est un témoignage toujours vibrant de l’histoire de l’humanité. Chaque pays, chaque culture, chaque région a sa flûte, avec un type de bois, une facture bien à elle, et du coup aussi, une manière d’émettre le son qui la différencie des autres.

En France et en Europe, l’enseignement de la flûte n’aborde absolument pas son histoire ni les techniques de ces flûtes traditionnelles qui peuvent être le chant, le cri, le son du souffle, le bruit de l’air, etc. Ces techniques sont pourtant vieilles de plus de 3000 ans pour certaines, voire plus si on aborde le Ney. Elles nous donnent un autre regard sur ce qu’est réellement la flûte, les flûtes. J’en parle souvent en master-class.

Mon jeu est une forme de synthèse de tout cela, de ce qui m’a plu, de tout ce que j’ai pu apprendre, intégrer au contact de ces savoirs. J’ajoute enfin à cela une dimension qui me parait importante par rapport aux flûtes en bois traditionnelles. Du fait de la facture moderne de mon instrument, je prends en compte le bruit de la percussion des clés. Même si le souffle s’arrête, les doigts peuvent continuer à jouer sur ces clés et ainsi créer des batteries très curieuses. J’ai depuis de nombreuses années, travaillé à les faire entendre, les faire vivre, elles sont comme les « harmoniques » de mes notes, elles sont mon pouls, mon tempo et ma signature, je crois. Je ne peux plus me passer de leur présence sonore dans mon langage.
 

- Le disque s’inspire de vos rêves et propose une musique évocatoire au lyrisme immédiat. Vous l’avez composée au saut du lit ?

Je fais souvent des rêves assez dingues qui me réveillent parfois. Je me mets à les écrire dans un état nébuleux entre conscient et inconscient. Quand vous vous réveillez encore embué de l’histoire que vous venez de vivre, vous n’en revenez pas que ce soit votre propre esprit qui l’ait inventée et une envie vous prend souvent d’y replonger.

C’est d’une créativité incroyable même si on a peu d’emprise immédiate. La transcription des rêves en musique est le parfait exemple de quelque chose qui nous échappe. On va travailler pour en extraire l’émotion et retrouver ainsi l’état qu’on a pu éprouver au réveil.

 
- On vous entend chanter. Pensez-vous que, à l’instar de Sylvaine Hélary ou Malik Mezzadri qui sont flûtistes et également chanteur.euse, l’instrument induit un passage au vocal ?

Si je chante dans ce disque c’est surtout parce que lors de certains rêves, ce sont des mots - en anglais, d’ailleurs, je ne saurais dire pourquoi - qui me sont venus, des phrases, parfois avec des mélodies comme pour le titre Nude was the color of my innocence. Je n’ai pas cherché plus loin, et j’ai restitué au plus proche ces informations.
 
Pour ce qui est du chant et de la flûte, c’est vrai que la vibration de la voix est si proche qu’on l’utilise très facilement pour créer une deuxième note s’ajoutant à celle de la flûte. C’est une sensation très naturelle et qui libère beaucoup d’émotion.
 

- Quelle importance ont les mots pour vous ?

Il en émane une profonde poésie qu’on retrouvera, d’une autre manière, dans une note de musique. C’est à la fois tangible, plein de sens, mais ça laisse aussi la porte ouverte à de multiples interprétations. La force d’une histoire qu’on nous raconte vient sans doute de là : nous construisons nous-même le décor, le visage des personnages, les contrastes.

 

Joce Mienniel, photo Frank Bigotte

- Vous réinterprétez dans une superbe version le « Money » de Pink Floyd (on vous y entend à la kalimba). Qu’est-ce qui vous a conduit à jouer ce titre ?

Avec Vincent Lafont, lorsque nous étions dans l’Orchestre National de Jazz il y a quelques années, le directeur musical Daniel Yvinec nous avait confié l’élaboration d’une relecture de l’album Dark Side Of The Moon de Pink Floyd en version trio avec, en plus de nous deux, Pierre Perchaud à la guitare. J’ai toujours regretté qu’il n’y ait pas eu d’enregistrement de ce programme car c’était vraiment haletant et passionnant à arranger et à ré-orchestrer sur scène avec moins d’instruments. A l’époque je commençais à travailler sur les kalimbas et les sanzas et j’en avais trouvé une qui correspondait quasiment à la gamme de Money. On en a fait un arrangement très minimaliste avec Vincent. J’ai logiquement voulu qu’on l’intègre à ce disque en version studio avec toute l’animalité et l’élégance de la guitare de Maxime Delpierre.
 

Je suis un musicien de jazz, je me nourris de tout ce qui m’entoure

- Vous nous aviez laissé en 2019 avec Babel, un superbe voyage à travers les multiples cultures du monde dans lesquelles la flûte tient une part importante. Deux ans plus tard, qu’est-ce que vous retirez de cette expérience qu’on imagine riche de souvenirs et d’expérience accumulée ?

C’est un programme que je continue de jouer sur scène pour lequel j’ai évidemment, des souvenirs incroyables. En particulier lorsque nous avons joué pour le Cosmo Jazz Festival, au pied du Mont Blanc, à la Mer de glace, en plein air devant trois mille personnes qui dansaient. C’était un moment fort. La musique, à mon sens, a été tellurique et c’est la première fois que je la ressentais comme cela. Nous étions réellement en communion avec le public et les éléments qui nous entouraient.

Ce qui m’a d’autant plus ému, c’est qu’à l’origine, ce répertoire avait été imaginé comme universel, transmis par oral et pouvant être joué par n’importe quel musicien traditionnel sur la planète, une histoire de l’Homme et de la nature. Même si je l’ai joué dans beaucoup de pays, ce jour-là, au pied du Mont Blanc, ça a été unique.

 
- Comment passez-vous de Babel à The Dreamer ?

Pour moi, il n’y pas de frontière. Je suis le même artiste, le même flûtiste, mes inspirations sont les mêmes, je parle de la même chose, je joue et j’évoque la même chose, cette même sensibilité intérieure. Je suis un musicien de jazz, je me nourris de tout ce qui m’entoure. Comme me disait il y a peu le regretté Manu Dibango : La question n’est pas de savoir ce qu’est le jazz, car tout est jazz. Et il avait tellement raison. 

Le jazz d’aujourd’hui, celui des musiciens de notre génération, celle que j’appelle la nouvelle scène, si riche et ouverte d’esprit, qui mélange tous les styles, tous les instruments et tous les instrumentistes, se moque des frontières, des révérences et est, en cela, en parfaite adéquation avec son temps. Il serait étonnant dans un monde globalisé, qui accède par internet à toutes les créations de tous les artistes du monde entier presque en temps réel, que le jazz se cantonne à une expression stylistique bornée. 

The Dreamer, Tilt, Babel, Rayon Vert ou mon dernier programme Circles (sur les tableaux de Fabienne Verdier) sont faits de tout ce qui me nourrit quotidiennement. Des plongées aléatoires dans ma discothèque chaque jour, de la musique indienne, des B.O de films, de la musique contemporaine, de l’électro, des musiques traditionnelles, de la musique répétitive, minimaliste, du be-bop, du hard bop, de la new wave, de l’indé anglais, des chansons françaises, du dub, que sais-je… J’écoute tellement de choses. Rien ne m’est étranger, rien ne m’arrête dans cette curiosité pleine de sens et d’espoir qui me fait me mettre à ma table pour écrire, ou à mon instrument pour jouer.

Plus que tout, c’est l’humain qui prédomine et qui continue de me donner envie de vibrer, de partager la musique avec des artistes et des personnalités incroyablement diverses. Aller à des concerts et éprouver la présence des corps sur scène, on manque cruellement de cela en ce moment de rupture avec le spectacle vivant. C’est tellement plus riche que derrière un écran

 
- On vous a également entendu chez Didier Ithurssarry (avec Pierre Durand) pour un trio très mobile dans lequel on sent beaucoup de liberté. Quel plaisir prend-on dans ces projets qui ne sont pas les siens et pour lesquels il suffit d’être soi pour les honorer ?

Un plaisir fou car ils sont comme mes frères, ces deux-là. Je les connais depuis tant d’années qu’il était évident qu’un jour on allait se retrouver ensemble pour jouer tous les trois. Avec eux, c’est vibrer, c’est jouer sans crainte, en toute confiance et dans une interaction maximale.
 
- Outre The Dreamer, avez-vous d’autres projets à venir ou d’autres collaborations ?

J’en ai, mais l’époque est plutôt à attendre de pouvoir revenir sur scène pour montrer tout ce qu’on a déjà construit depuis un an et que les gens n’ont pas encore pu découvrir. Il s’en est passé des choses dans les coulisses des théâtres fermés ! Vivement que nous puissions présenter The Dreamer, d’autant que nous avons pu créer en janvier dernier une version scénique avec les décors et les lumières de Thomas Costerg. Elles apportent un climat encore plus onirique et narratif à la musique que mixe Gilles Olivesi. Nous sommes totalement immergés dans une forêt en perspective, entourés d’une membrane transparente qui change de couleur et crée ainsi la confusion entre rêve et réalité tout au long du concert.