Portrait

Albert Cirera, saxophoniste de caractère

Sur la scène des musiques créatives en Europe, Albert Cirera est un sacré client. On le retrouve sur nombre d’albums et sur de nombreuses scènes européennes, bien souvent en très bonne compagnie. Retour sur quelques disques sortis récemment.


Né en 1980 à Igualada, ville de 40 000 habitants nichée dans les terres à une soixantaine de kilomètres de Barcelone, Albert Cirera commence par apprendre le violon à l’âge de six ans. Puis, sous la houlette du saxophoniste Alfons Carrascosa, il découvre le saxophone, instrument qu’il ne lâchera plus. Après des études classiques au conservatoire municipal d’Igualada, il entre à l’ESMUC (Escola Superior de Musica de Catalunya) de Barcelone (où il suit notamment les cours du guitariste Dani Pérez et du pianiste Agustí Fernández avec qui il enregistrera des années plus tard) puis continue son apprentissage aux Pays-Bas, au Conservatoire Royal de La Haye.

Albert Cirera

En 2007, lors d’un concert à la Fondation Miró de Barcelone, il remplace Paal Nielsen-Love au pied levé, en compagnie du batteur Ramón Prats. Leur duo (toujours actif aujourd’hui), sobrement intitulé Duot était né. Plusieurs albums suivront (tous édités sur le label espagnol Repetidor).
En 2011, Albert Cirera crée son propre quartet, Albert Cirera & Tres Tambors, avec qui il enregistre deux albums à ce jour.
Depuis, il multiplie les collaborations à travers toute l’Europe, participe à de nombreux projets de musiciens amis, enregistre dans tous les formats et dans toutes les configurations. On le retrouve régulièrement en compagnie de musiciens que l’on aime à Citizen Jazz : Luís Vicente, Marcelo dos Reis, Zlatko Kaučič, Pedro Melo Alves, Luís Lopes, Ernesto Rodrigues ou Carlos Zingaro.
Il est à la tête d’une discographie déjà conséquente enregistrée chez des labels familiers : Creative Sources, Multikulti Project, Fundacja Słuchaj ! Records, FMR Records, NoBusiness Records ou Clean Feed.

On commence ce tour d’horizon avec un album sorti au début de l’année dernière : Free Distance, Vol. 1 : Love is More Thicker. Cornaqué par Samo Salamon, ce projet regroupe quelques uns des grands noms de l’improvisation européenne (Luís Vicente, Marco Colonna, Fredrik Ljungkvist, Christoph Irniger, Martin Küchen, Marcelo dos Reis, Silvia Bolognesi ou Vasco Trilla). Cet orchestre à géométrie variable baptisé New Freequestra a été imaginé par le guitariste slovène durant le premier confinement du printemps 2020. Élaboré sur la base d’une structure improvisationnelle directrice, il a collecté à distance les improvisations des différents musiciens avant de les mixer entre elles. Albert Cirera y apparaît sur quatre titres. Qu’il se fonde dans de grandes envolées collectives (« More Thinner », « It Is Most Mad ») ou qu’il dialogue avec les trompettistes Emanuele Marsico et Luís Vicente (dans le beau « Than To Fail ») ou avec ses collègues saxophonistes Achille Succi et Martin Küchen (augmenté de Samo Salamon) dans le très bruitiste « And Moonly », le saxophoniste catalan se fait plaisir.

On le retrouve dans une configuration beaucoup plus intimiste sur l’album I’m a Biker de la pianiste Margaux Oswald, en compagnie du contrebassiste suédois Johannes Nästesjö, musicien proche de la scène ibérique. Enregistré à Copenhague en janvier 2020, le disque comprend trois morceaux : « Caga Tió : Part 2 », « Caga Tió : Part 1 », « Ma chérie crevette ». Dans chacun, Cirera alterne entre un jeu furieux et versatile, maîtrisant à merveille le langage du free jazz, tentant de se frayer un chemin au milieu des accords coups de poing d’Oswald et des éclats d’archets de Nästesjö, et un autre plus maîtrisé et intérieur qui puise dans une musique plus contemporaine où la recherche sur le son, les textures et le souffle prendrait le pas.

Fin 2021, c’est avec l’Omniae Large Ensemble du formidable batteur portugais Pedro Melo Alves qu’on recroise Alberto, toujours dans tous les bons coups. Nous écrivions au sujet de l’album : « Tout concourt à une certaine immensité, une certaine démesure même. Le nombre de musiciens d’abord, soit 24 musiciens : une section de cuivres, une de bois, des percussions, des cordes, une section vocale, le tout dirigé par Pedro Carneiro. La musique ensuite, à la fois épique et esthétique, minimale et grandiloquente, dont le souffle nous tient en haleine tout au long des trois mouvements de cette suite riche et foisonnante. Les arrangements enfin (la musique de 2016 a été adaptée et arrangée par Melo Alves pour le format grand orchestre) qui confèrent à l’ensemble une grande dramaturgie, qu’on dirait héritée des tragédies antiques ».

Il est également à l’affiche du dernier très bel album en date du batteur portugais João Lencastre et de son octet Communion, Unlimited Dreams sorti en octobre 2021 chez Clean Feed. Tantôt au ténor, tantôt au soprano, Cirera partage les parties de saxophone avec l’altiste Ricardo Toscano dans une musique originale et foisonnante, composée entièrement par Lencastre et dont la particularité tient dans le fait qu’on y entend deux guitares (André Fernandes et Pedro Branco) et deux basses (électrique pour João Hasselberg et contrebasse pour Nelson Cascais).

Albert Cirera sort également cette même année Âmago, son deuxième album en solo (après Lisboa’s Work paru en 2017 chez Multikulti Project) enregistré au Portugal, à la Igreja do Espírito Santo de Caldas da Rainha. Cet enregistrement nous donne à entendre toute la palette technique (phrasé, souffle, sonorités) de Cirera sur ses saxophones, aussi bien ténor que soprano (il est d’ailleurs aujourd’hui un des grands maîtres de cet instrument) qu’il met au service d’une imagination débordante. Tourneries infinies, attaques tranchantes, abstraction répétitive, souffle continu, on a parfois l’impression d’entendre plusieurs saxophones tant il remplit l’espace. Une belle réussite.

Dernier album paru en 2021, Cariocinesis est l’oeuvre du batteur Marcelo von Schultz, du clarinettiste Luis Conde et d’Albert Cirera donc. Il est sorti sur le label chilien 404 Notlabel. Ici, on est dans l’improvisation libre, la rencontre et l’échange. Les trois musiciens laissent beaucoup d’espace entre eux, s’écoutent et rebondissent les uns sur les autres ; la combinaison des saxophones sauvages de Cirera et de la profondeur des clarinettes de Conde fonctionne à plein. Leur dialogue franc et direct trouve en la batterie volubile de Marcelo von Schultz un appui bienvenu.

Après une année 2021 déjà bien remplie, 2022 commence en fanfare pour le saxophoniste catalan. En janvier, il est au casting du disque de la pianiste Clara Lai (dont nous reparlerons très bientôt), Creciente, paru chez Underpool, en compagnie du trompettiste Iván González et du batteur Joan Moll. Sur des bouts de structures composées par la pianiste, les musiciens improvisent tour à tour ou ensemble, utilisant des textures et des couleurs proches du free jazz. Le jeu économe et allusif de Lai et son utilisation du piano préparé confèrent à la musique une atmosphère étrange et suspendue. Albert Cirera est, quant à lui, davantage dans la retenue qu’habituellement. On peut du coup pleinement apprécier la beauté du son de ses saxophones, notamment sur le puissant « Creciente » ou l’envoûtant « Epílogo ».

On retrouve Albert Cirera quelques mois plus tard, cette fois-ci en leader, avec son groupe Kamarilla pour la sortie de son disque Aquella Cosa toujours chez Underpool. Au sein de ce sextet on croise son vieux complice Ramón Prats ainsi qu’Iván González avec qui il formait une paire très complémentaire dans le quartet de Clara Lai. La musique, composée par le saxophoniste, y est généreuse et roborative, s’appuyant sur le nombre et l’épaisseur des soufflants, Cirera aux saxophones, Marcel·li Bayer aux clarinettes, Vicent Pérez au trombone et donc Iván González à la trompette (en alternance avec Pol Padrós), ainsi que sur la basse électrique rebondie et omniprésente de Martín Leiton.

Pour finir, on retrouve le saxophoniste catalan sur l’album Free Distance, Vol. 2 : Poems are Opening, deuxième épisode des aventures du New Freequestra de Samo Salamon, paru en mars sur le label Fundacja Słuchaj Records. Les mêmes musiciens sont présents pour une musique tantôt intimiste, tantôt grandiloquente qui reflète assez bien les aspirations de toute cette frange d’improvisateurs européens dont Albert Cirera est, aujourd’hui, un des fers de lance.