Scènes

Jozef Dumoulin : l’oreille est aveugle

Jozef Dumoulin en concert solo à Nantes


Photo Christophe Charpenel.

Si Jozef Dumoulin a définitivement renouvelé l’approche du Fender Rhodes en lui permettant d’entrer pleinement dans les musiques d’aujourd’hui, ses prestations scéniques, si statiques soient-elles, ne cessent d’interroger sur le rapport déstabilisant que le musicien entretient avec son public. Au bénéfice, on s’en doute, de la chose entendue, comme en témoigne ce concert donné vendredi 17 avril au club le Pannonica en première partie du trio O.R.B.I.T.

Jozef Dumoulin, photo Christophe Charpenel

Dans le film Mulholland Drive de David Lynch, les deux personnages féminins assistent en larmes à l’interprétation chargée d’intensité du titre “Llorando” par une chanteuse qui finit par s’effondrer sur le sol tandis que la chanson continue d’être chantée. Cette distorsion entre l’image et le son au moment où l’émotion est à son comble provoque immanquablement la stupeur du spectateur. Qu’est-ce qui est vrai ? L’interprète à l’écran semble sincère mais qui chante réellement ? Le réalisateur trompe-t-il son spectateur ? Se joue-t-il de lui ?

Ces questions, sans les plaquer intégralement sur l’art de Jozef Dumoulin, peuvent toutefois lui être posées. Installé face à la salle, son Fender Rhodes chargé de pédales d’effets reliées entre elles par de nombreux câbles, le sol également jonché d’autres pédales, le claviériste élabore une palette de textures sonores qui se déploie dans la salle du club, pareil à un peintre qui fabrique sa peinture.

A le voir appuyer là, tourner boutons et potards ici, enclencher à terre cent nouveaux effets ou en retirer d’autres, l’assistance ne sait pas clairement ce que construit Dumoulin, ayant plutôt la sensation que ce monde sonore qui s’avance vers ses oreilles existe indépendamment de son créateur. L’action, en effet, semble ne pas engendrer sa finalité et cette rupture involontaire entre ce qu’on voit quand on écoute et ce qu’on écoute sans le voir (ou en le voyant de manière trop confuse pour en saisir pleinement le sens) participe de la magie qu’opère le musicien dans sa volonté démiurgique.

nous lui abandonnons le crédible de notre perception

Or plutôt qu’un Dieu, Dumoulin est, en réalité et sans doute malgré lui, un illusionniste. Il détourne l’attention, la porte ailleurs que là où tout se trame. Sa grammaire gestuelle n’a pas de concordance avec le matériau sonore qu’elle est censée construire. On le voit s’affairer, édifier à la suite de la première nappe de sons une mécanique rythmique hybride, durement heurtée, qui contraste avec l’introduction diaphane. Il appuie, il bidouille, il fouille, donnant sincèrement l’impression qu’il ne maîtrise pas grand chose. Ça se dissocie et évolue sans lui, savant fou dépassé par sa créature et qui court après pour la maîtriser.

Aussi, lorsqu’au sortir de ce tableau chaotique il introduit des sons au clavier et que - alors ! - le public le voit jouer de ses mains sur les touches noires et blanches ; lorsque, de surcroît, ce qu’il joue est d’une infinie douceur, voire d’une beauté saisissante qui saisit par sa simplicité même, et ce qu’il insuffle à ces vagues mélancoliques s’alanguit dans un volume d’infimes nuances face à une salle soudain absolument silencieuse, alors tout se rejoint. La projection du regardant dans le sujet agissant fonctionne à nouveau, l’incarnation a lieu, le pacte est à nouveau scellé. Il est ce qu’il joue et nous entendons ce qu’il est.

Rien ne dure, il est vrai. Le voilà reparti dans les constructions alambiquées d’alchimiste. Il pratique la rupture - le cut, sec et chirurgical, avec un art consommé de l’imprévu. Interruption soudaine du flux puis retour du même flux. Échafaudage précaire, lame de fond puis rupture encore. Encore les questions : pourquoi couper ? pourquoi maintenant et de manière brève ? Trancher dans le vif d’un instant de musique fait-il encore musique ?

Fascinés par cet objet protéiforme, déroutés par les multiples possibles qu’ouvre son intarissable créativité, nous laissons Jozef Dumoulin nous embarquer dans son grand vaisseau sans nous ménager au risque de perdre celui qui résisterait à sa progression. Il est le grand magicien qui dérobe notre libre-arbitre et nous lui abandonnons le crédible de notre perception. Et si nous traversons avec lui tous les artifices sans peur d’être trompés, c’est parce que nous sommes tenus à lui. Lors de ces quelques instants d’une beauté pure où nous avons vu ses mains parcourir le clavier de son Fender Rhodes, dans ce moment de pure poésie sonore, il a donné la preuve définitive de l’authenticité de son propos.