Entretien

Julie Campiche, la conscience du son

Rencontre avec Julie Campiche, harpiste suisse engagée

Julie Campiche © Gerald Langer

Dans le monde assez restreint (quoiqu’en perpétuelle expansion) de la harpe jazz, Julie Campiche a toujours eu une place spéciale. Créative, à l’origine avec ses compagnons d’Orioxy d’un univers très onirique et coloré, son premier groupe qui l’a fait connaître, la jeune Suissesse a toujours fait preuve d’une originalité et d’une ouverture d’esprit qui marquent le parcours des inclassables.

Avec son nouveau quartet, elle a fait paraître Onkalo l’an passé : une production plus personnelle, plus sombre aussi, qui lorgne davantage sur une musique plus improvisée et moins produite. Julie Campiche est une authentique touche-à-tout, passionnée de politique, de littérature et d’électronique, qu’elle utilise pour agrandir son champ des possibles. Alors que le confinement a permis, sous une salvatrice contrainte, de développer un projet en solo qui permet de pénétrer encore davantage dans son imaginaire, il semblait indispensable d’aller à la rencontre d’une musicienne importante sur la scène européenne, et qui a beaucoup de choses à dire.

Julie Campiche © Michel Laborde

- Pouvez-vous vous présenter en quelques mots ?

Je suis une être humaine dont l’une des activités principales consiste à faire de la musique. Pour moi la harpe, c’est un instrument, avant tout je fais de la musique. En ce moment, je suis en train de développer plus intensément la composition en parallèle de mon activité de performeuse. J’ai reçu la bourse Leenaards qui me permet de dégager du temps pour cette activité. Le fait de me positionner en tant que compositrice est assez nouveau pour moi. J’ai toujours écrit pour des groupes, mais c’est différent de composer une musique qu’on va interpréter soi-même, ou une musique qui va entièrement être interprétée par des autres musicien·ne·s.
Sinon, je suis une citoyenne qui essaie de s’investir autant que je peux dans la société civile et de prendre soin du « vivre ensemble ».

- Vous êtes harpiste, un instrument qui a une histoire particulière dans le jazz, avec des figures fortes, d’Alice Coltrane à Isabelle Olivier en passant par Zeena Parkins… Quel est votre rapport à l’instrument ? De qui vous sentez-vous le plus proche ?

Je cherche avant tout une connivence sur le contenu musical plus que sur l’instrument. Je considère les instruments de musique comme des instruments et non comme un objectif en soi. Du coup, je n’ai jamais eu vraiment le réflexe de me rapprocher des harpistes, juste parce qu’ils·elles sont harpistes. J’ai plutôt le réflexe de me rapprocher des musicien·ne·s avec qui je ressens une complicité musicale, peu importe quel instrument ils·elles jouent. Parfois c’est de la harpe, mais c’est un hasard.

Pour moi, une phrase, une composition, un arrangement, aussi beau soit-il ne tient pas s’il n’y a pas la qualité, la texture et la conscience du son.

J’ai assez peu écouté de harpe dans ma vie, pour être honnête, et principalement dans un contexte professionnel. Je suis évidemment ce qui se passe, notamment au niveau de la nouvelle génération de harpistes, parce que c’est toujours intéressant et ces dernières années ça bouge pas mal, c’est chouette.

- Vous utilisez beaucoup d’électronique ; votre set instrumental est très personnel. C’est par goût de l’expérimentation ? Considérez-vous votre instrument comme un medium ? Un générateur de son ?

Oui, je m’y intéresse de plus en plus, tout d’abord parce que l’électronique ça m’éclate. En musique, j’ai besoin que les actions démarrent par un mouvement interne, une envie, une curiosité, il faut que ça anime quelque chose à l’intérieur, qui permet la création. Il ne s’agit pas juste de triturer les boutons et de dire « haha c’est fun ». Je suis sensible au son, je travaille beaucoup la texture sonore. Pour moi, une phrase, une composition, un arrangement, aussi beau soit-il, ne tient pas s’il n’y a pas la qualité, la texture et la conscience du son. C’est le premier medium qu’on reçoit ! Il vaut mieux faire une fausse note et travailler son son ! J’aime bien triturer le son, même directement sur l’instrument, et l’électronique permet de multiplier tout ça

Julie Campiche

- Vous avez fait partie d’Orioxy, qui avait un univers onirique fort, et qui s’imprégnait d’une esthétique parfois pop. Considérez-vous votre quartet actuel comme plus abstrait ? S’attachant davantage au jazz contemporain et à l’improvisation ?

J’avais vraiment besoin de plus d’improvisation, et le quartet a cette volonté. Quand Orioxy s’est arrêté, je savais que c’était le bon moment. Il y a beaucoup de travail sur la texture sonore, car je suis très pointilleuse là-dessus, mais en revanche le matériel permet davantage d’aller vers de l’improvisation. Travailler avec Clemens Kuratle, par exemple, est intéressant car il compose et il arrange. J’aime beaucoup travailler avec des batteurs qui ont un intérêt pour les questions de composition et d’arrangement

- En parlant de Clemens, comment expliquez-vous la vigueur de la scène suisse, et sa jeunesse ?

Je ne suis pas certaine qu’il y a une explication. Bon, il y a cinq hautes écoles de musique dans le pays, mais est-ce que les écoles font les musiciens ? Je ne me suis jamais posé la question. Il y a aussi une grosse culture underground en Suisse et je pense qu’elle fonctionne pas mal. Il a aussi beaucoup de gens qui jouent de la musique, fût-ce en amateur.

Nombre de vos projets sont liés à la danse, au mouvement ; il y a une dimension très urbaine dans votre musique également. Quelles sont vos influences majeures ?

La danse me touche beaucoup, mais l’univers de la danse n’était pas fait pour moi, même si j’en ai fait beaucoup. La musique, je la danse toujours, ce qui n’a pas été sans poser problème pendant mes études classiques. J’ai toujours bossé avec des sections rythmiques, j’ai toujours été très sensible au groove, et j’aime bien quand il y a un mouvement corporel, une respiration. J’adore travailler avec des danseurs.

- Votre dernier album, Onkalo, prend le nom d’une mine d’enfouissement atomique abyssale au milieu de la Finlande. C’est un lieu inspirant ? S’agit-il de sonder les ténèbres ?

Ce n’est pas joyeux, mais notre monde est comme ça. C’est nous ça, il arrive des choses vraiment chouettes humainement, mais il y a des réalités très sombres aussi, notamment environnementales. J’ai décidé d’appeler le disque Onkalo après avoir lu Sables Mouvants de Henning Mankell, qu’il a écrit sous forme de réflexions, peu de temps avant de mourir. Il y a un chapitre sur Onkalo, qu’il a visité. Sa réflexion était intéressante, il ne portait pas de jugement. Il remarquait que c’était vertigineux de se dire qu’on enterre des déchets pour cent mille ans. Dans cent mille ans il ne restera plus rien de notre société actuelle, mais il y aura toujours ces déchets. Qu’est-ce que ça raconte sur nous ? C’est factuel, et la réponse reste à trouver.

j’aime bien quand il y a un mouvement corporel, une respiration

- Vous êtes par ailleurs assez impliquée dans les questions environnementales…

Oui, j’ai toujours été engagée. J’ai créé Attac jeune à Genève il y a quelques années ; on était en lien avec toute la Genève alternative, on organisait des manifestations. Mais par la suite, avec le métier de musicienne professionnelle c’est devenu plus compliqué de m’engager régulièrement, et au sein d’Orioxy ce n’était pas facile d’en parler dans la musique. C’est très naturellement que la question politique et environnementale est revenue avec la création de mon quartet. C’est précieux de rester en lien avec la société, et j’aimerais bien être davantage investie dans la société civile. Je sais que ça reviendra nécessairement. Je m’engage aussi dans la défense de la musique de création, ce qui est nécessaire car en Suisse les musiciens ont besoin de se fédérer.

Julie Campiche © Jean-Henri Bertrand

- On vous a entendue en solo récemment, sur la scène « virtuelle » du Cully Jazz Festival, avec un projet au débotté au lieu de trois spectacles. Est-ce que ça vous a donné envie d’expérimenter cette configuration aussi ?

C’est assez récent de m’imaginer en solo, car la musique, c’est pour moi foncièrement social. Le festival de Cully Jazz m’a proposé de réaliser une vidéo et comme on était en confinement, je n’avais pas le choix… ça devait être un solo. Avec Manu qui a fait la captation vidéo, on a aussi eu une réflexion sur l’image, car dans le cadre d’une vidéo, l’image et la musique doivent faire corps. Je ne me sens pas perfectionniste ; je peux l’être, mais c’est extrêmement important pour moi dans le cadre créatif, que tous les éléments soient cohérents entre eux et participent chacun avec leur médium à raconter la même histoire, à créer le même univers.

Ce morceau que j’ai joué pour le Cully Jazz a été originellement composé pour les JO de la Jeunesse à Lausanne. Je l’ai aussi arrangé pour mon Strings Project qui est en stand-by à cause de la pandémie. Pour le solo, j’ai utilisé tout ce que j’ai pu apprendre des appareils électroniques que j’utilise, et j’avoue que je suis assez contente du résultat. Dans mon évolution musicale, c’est une expérience qui compte. J’ai commencé à accepter des concerts en solo… donc il ne reste plus qu’à me mettre au travail pour avoir un set entier prêt !

- Quels sont vos projets à venir ?

Je suis l’artiste invitée à Jazz Contre Band en octobre prochain, et je vais y aller avec le quartet, avec qui nous sommes en train de travailler sur le deuxième album. Le solo est en plein travail aussi. Je travaille sur un Strings project à l’international, mais la pandémie l’a temporairement mis en pause. Il devrait redémarrer cet automne si tout va bien. Et puis il y a la composition, qui est très importante pour moi en ce moment.