Chronique

Aki Takase Japanic

Thema Prima

Aki Takase (p), DJ Illvibe (turntables, fx), Daniel Erdmann (ts), Johannes Fink (b) Dag Magnus Narvesen (dms)

Label / Distribution : BMC Records

Ce n’est pas à l’aune des années qu’on juge la jeunesse des musiciens. Ou si tel était le cas, la septuagénaire Aki Takase serait dans l’âge turbulent de la pré-adolescence. Cette pianiste n’est jamais vraiment où on l’attend. On l’avait laissée sur un très beau duo avec David Murray (Sakura) ; entre deux, elle a joué avec des musiciens devenus une famille : son mari Alexander von Schlippenbach, et d’autres proches comme Silke Eberhard ou Daniele D’Agaro. La revoici sur le label BMC avec un nouvel orchestre aussi surprenant qu’excitant : aux côtés d’une rythmique nordique incarnée par le batteur Dag Magnus Narvesen qu’on avait entendu avec Schlippenbach dans son Kitchen Orchestra, on découvre une paire familière composée du contrebassiste Johannes Fink et Daniel Erdmann au ténor, venus apporter la contradiction à une pianiste à la main gauche puissante et autoritaire. « Hello Welcome » en est un parfait exemple, où le piano s’enchâsse dans une tenaille allemande qui ne peut cependant pas toujours contenir un flot chargé d’explosifs.

Tout commence d’ailleurs dans un « Traffic Jam » que l’on pourrait croire plutôt sorti de Fast & Furious que d’un carrefour de l’archipel nippon, et fait songer à ces cavalcades chères à Laurent Dehors. Si le quintet s’appelle Japanic, les références à l’Orient sont lointaines. Ici, c’est davantage de l’urbanité dévorante dont il est question, des lumières de Tokyo allumées toute l’année à l’instar des immersions régulières de Johannes Fink dans le propos fort dense de Takase. Le fils de son conjoint, avec lequel la pianiste avait déjà enregistré un remarqué Signals en 2016, tient un rôle parfait d’ambianceur : il suggère des pistes, oriente les musiciens dans une direction qui n’est jamais impérative mais toujours très pertinente. Ainsi, il bataille avec sa belle-mère dans un « Thema Prima » tout à la fois violent et plein d’élégance où le saxophone vient timidement prêter main forte à la pianiste en tenant un ostinato galvanisant. Le groove qui en résulte pourrait faire se dandiner un mort.

Aki Takase est suffisamment éprise et érudite de ses figures tutélaires (Ellington, Coleman, Dolphy…) pour ne pas savoir où elle s’en va. « Männen i Tarnet  », qui débute comme un morceau d’Ornette perturbé par le scratch des platines et les clusters du piano, prend peu à peu d’autres atours, cherche de nouvelles voies, continue à inventer avec une certaine jubilation. C’est d’ailleurs le qualificatif qui sied le mieux à cet album, qui explose comme une gerbe de fin de feu d’artifice ; on a le sentiment que les musiciens s’amusent malgré la rigueur évidente. Le mérite en revient en premier lieu à Illvibe, qui va chercher dans ses scratches de nombreuses trouvailles, l’usage d’un sample de Saul Williams dans « Wüstenschiff » notamment, qui confère une impression d’outre-tombe dans une couleur presque klezmer. On pourrait songer au travail que produit SoCalled avec Krakauer, mais ça va au-delà. Il y a une volonté de Japanic de dépasser certains clivages et d’offrir une musique qui n’existait pas réellement et peut se terminer dans un ragtime léger comme une plume avec une voix trafiquée et voilée par le scratch. On s’amuse beaucoup, les auditeurs aussi. Un des disques les plus réjouissants de l’année.