Chronique

Kamasi Washington

The Epic

Kamasi Washington (ts), Stephen Bruner (elb), Miles Mosley (b), Cameron Graves (p), Brandon Coleman (kb), Dontae Winslow (tp), Ryan Porter (tb), Ronald Bruner Jr. (dms), Tony Austin (dms), Leon Mobley (perc), Patrice Quinn (voc), Miguel Atwood-Ferguson (dir).

Label / Distribution : Brainfeeder

Le moins qu’on puisse dire, c’est que The Epic est un disque qui fait le buzz depuis quelque temps déjà, outre-Atlantique en particulier. En effet, le jeune saxophoniste Kamasi Washington livre ici une œuvre monumentale, ne serait-ce qu’en raison de ses mensurations XXL ! Un triple CD, dix-sept longues compositions sélectionnées parmi une centaine enregistrée depuis 2011, près de trois heures de musique interprétée avec The Next Step/The West Coast Get Down, bande de fidèles compagnons d’adolescence augmentée pour l’occasion d’une petite armée de cordes et de chœurs. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : il y aurait presque de la mégalomanie dans l’air. Et pour parfaire cette légende en cours d’élaboration, le disque est publié chez Brainfeeder, dont le patron Flying Lotus (à la ville Steven Ellison et petit-neveu d’Alice Coltrane), voit en The Epic « la musique d’un grand compositeur ». Ce label, plus souvent tourné vers le hip hop ou l’électro, ouvre donc ses portes au jazz ; ce faisant, il permet à un musicien de trente-quatre ans d’exposer à la face du monde la musique qui le nourrit depuis son enfance - il ne se prive pas de le faire savoir.

D’abord batteur, pianiste et clarinettiste, Kamasi Washington s’est pris de passion pour le saxophone après avoir emprunté le soprano de son père. Un coup de foudre qui ne se démentira jamais et le poussera à sculpter son art tout au long d’études musicales, notamment à la Hamilton High School Music Academy où il formera son premier groupe, The Young Jazz Giants, avec quelques musiciens qu’on retrouve au générique de The Epic. Il poursuivra sa quête en ethnomusicologie à l’Université de Californie de Los Angeles (UCLA) où il côtoiera Snoop Dog, avant de rejoindre le Gerald Wilson Orchestra. S’ensuivront d’autres rencontres, avec Raphael Saadiq, McCoy Tyner, Freddie Hubbard, Kenny Burrell, George Duke, Lauryn Hill et Quincy Jones. C’est là que The Next Step verra le jour. Tout récemment, il a joué aux côtés de Stanley Clarke, Harvey Mason et Chaka Khan ; on le retrouve aussi sur To Pimp A Butterfly, le dernier disque de Kendrick Lamar, rappeur américain du collectif Black Hippy.

Sa carte de visite est donc impressionnante ; elle explique à elle seule une partie du frisson entourant la parution de ce disque-fleuve qui, d’une certaine façon, raconte en trois volets (« The Plan », « The Glorious Tale », « The Historic Repetition »), l’histoire de Kamasi Washington et de son travail de longue date avec The Next Step. Il s’agit pour eux de célébrer le jazz - ou plutôt les jazz -, de le décloisonner, de le frotter à d’autres expériences et d’y instiller une incertitude qui crée la tension et attise le feu de la création. De repousser les frontières, en quelque sorte.

Au-delà du gigantisme formel, nul ne contestera la réussite esthétique du résultat, tant l’accumulation des richesses engrangées en une vingtaine d’années trouve avec The Epic un exutoire cohérent où se font entendre les voix subliminales de John Coltrane, Pharoah Sanders, Gato Barbieri, Wayne Shorter, McCoy Tyner mais aussi de Marvin Gaye ou de formations plus estampillées jazz rock, telles que Weather Report ou Mahavishnu Orchestra. Tout un pan de la musique américaine est ainsi célébré grâce à une armature rythmique d’acier et un foisonnement percussif (deux batteurs, deux bassistes, deux claviers) où se font entendre les voix de solistes inspirés. Outre Kamasi Washington, dont le jeu tout en force brûlante, aux limites du cri coltranien, affiche l’engagement profond et la sincérité, il faut citer les interventions toujours justes, savants dosages de maîtrise et de virtuosité, de Dontae Winslow (trompette), Ryan Porter (trombone), Cameron Graves (piano) ou Stephen Bruner (basse électrique six cordes). La présence sur plusieurs titres de la chanteuse Patrice Quinn ajoute à l’impression de patchwork homogène en tirant l’ensemble vers un jazz vocal de belle facture (« Cherokee »), ou de soul music (« The Rhythm Changes »). L’influence de la musique européenne est représentée par une relecture du « Clair de lune » de Claude Debussy, dont l’interprétation passe par différents états, de l’introduction classique à la formulation jazz traditionnelle.

Toutefois, cette somme pourrait décevoir ceux qui s’imagineraient trouver en The Epic un laboratoire où les tubes à essai de la musique de demain seraient portés à ébullition. Ce n’est pas exactement le cas : il s’agit d’abord un hommage à l’héritage de ces cinquante ou soixante dernières années ; toute la générosité de Kamasi Washington s’y épanouit, et la droiture de la démarche n’est jamais prise en défaut. Mais il n’y a pas ici d’avancée vers une autre musique, vers un autre jazz que celui qui vibre déjà. Faut-il s’en plaindre ? Pas forcément, car l’enchaînement de ces dix-sept compositions semble naturel et harmonieux et laisse dans son sillage un parfum de sérénité, de maturité qui fait parfois douter de l’âge réel du saxophoniste. Si jeune et déjà si riche de toute cette histoire ?

Autre réserve possible : le son de l’album. Que s’est-il donc passé pour qu’il soit à ce point étriqué ? A-t-il été étouffé par une production qui a tenté de le faire entrer de force dans les voies étroites d’une musique pensée pour baladeur numérique ou autres smartphones ? Mystère, et surtout pointe de regret au regard de cette œuvre marquée par une telle puissance d’évocation. Doit-on penser que ce qui vaut pour Kendrick Lamar ne convient pas au déploiement d’une telle masse orchestrale ? Peut-être… La réponse n’est pas simple, mais on ne peut que déplorer l’atténuation du souffle qui en résulte.

On l’a dit, The Epic est un constat : celui des musiques qui hantent Kamasi Washington depuis son enfance et qu’il célèbre en trois heures, à la manière d’un voyageur ouvrant ses valises au retour d’un long périple. On y trouve beaucoup de souvenirs. C’est un regard panoramique, qui scrute le passé et tente d’embrasser le paysage aussi fidèlement que possible, en lui insufflant, dans la profusion instrumentale et vocale, une incontestable et séduisante énergie. Reste à savoir si cet état des lieux annonce une œuvre plus novatrice, moins ambitieuse dans sa densité et son spectre que dans sa faculté d’explorer des territoires encore en friche, ce que laissent déjà entendre les éléments de langage promotionnels qui accompagnent l’album. Un next step à venir, en quelque sorte.

En attendant, on peut sans difficulté se laisser embarquer dans cette croisière aux couleurs luxuriantes : elle n’est jamais ennuyeuse, et chacun doit pouvoir y entendre les échos de son propre panthéon musical.

par Denis Desassis // Publié le 15 juin 2015
P.-S. :

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