Scènes

Une beauté secrète au Triton

Le Triton (Les Lilas), samedi 16 février 2019, Emmanuel Borghi trio.


Flanqué d’une paire rythmique parmi les plus belles, Emmanuel Borghi est venu faire vivre sur scène son récent « Secret Beauty », un disque en trio qu’il est toujours temps de découvrir. Ce jazz-là, classique dans sa forme, est un hymne à la vie, au groove et à la mélodie.

C’est amusant. Il y a dans le public du Triton une poignée d’anciens, tempes grisonnantes voire cheveux blancs, vers lesquels je ne peux m’empêcher de tendre l’oreille. Ils dissertent sur leurs souvenirs de rock progressif et les années 70, dans une ode au bon vieux temps. C’était mieux avant, semble-t-il. Ils évoquent King Crimson, comparent les différents chanteurs et, curieusement, peinent à retrouver le nom de John Wetton. Tout cela sent un peu la poussière, mais aussi le malentendu a priori. Comme si certains voulaient associer définitivement le nom d’Emmanuel Borghi au seul Magma – que d’aucuns rangent hâtivement et à tort dans la catégorie rock progressif – et à Christian Vander, aux côtés duquel le pianiste a travaillé durant une vingtaine d’années. Et qu’il a récemment retrouvé au sein du trio de ce dernier dans cette même salle, en attendant d’autres concerts au printemps. Une nouvelle jonction aux accents coltraniens, après une séparation de dix ans.

Malentendu, oui, parce qu’Emmanuel Borghi n’est pas venu ce soir au Triton pour regarder dans le rétroviseur kobaïen, bien loin de là. Ni même parer en famille sa musique des atours beaucoup plus rock d’Himiko, façon Nebula ou Pearl Diver. Ce soir, il est question de jazz et d’un trio dans son expression la plus acoustique, pour ne pas dire « classique ». D’autant que le pianiste est en excellente compagnie, celle d’une paire rythmique dont le chant félin se fera entendre dès les premières mesures de « Jour après jour ». Le toujours élégant Jean-Philippe Viret est à la contrebasse, un instrument dont il sait si bien faire vibrer les cordes qu’il l’a magnifié dans un disque fort justement intitulé Les Idées heureuses. Quant à Philippe Soirat, qui vient de publier le très réussi Lines And Spaces, son deuxième album en tant que le leader, on sait la capacité de ce batteur, par ailleurs sideman hyperactif, à être le dépositaire d’un groove de l’impressionnisme. Nuances et force conjuguées. Un trio aérien, la mélodie chevillée au cœur, tel qu’on a pu le découvrir sur disque avec Secret Beauty. On me pardonnera, je l’espère, une autocitation au sujet de cet album qui fait suite à Keys, Strings & Brushes paru en 2012 : « C’est l’alchimie d’un chant qui trouve sa source aussi bien dans une inspiration pop ou dans une fugue de Bach que du côté de quelques maîtres à jouer que sont, pour n’en citer que deux, Bill Evans ou McCoy Tyner ». Voilà ce à quoi il fallait s’attendre ce soir.

Emmanuel Borghi Trio © Denis Desassis

Surtout que le concert est l’occasion de parcourir le disque dans son intégralité, presque dans l’ordre initial des titres, à commencer par « Jour après jour » et « Novembre », dans un climat feutré souligné par le jeu aux balais de Philippe Soirat. Petit à petit, selon un scénario bien agencé, le rythme s’élève avec « Entre deux rêves », signé Jean-Philippe Viret, puis « Pourquoi pas ? », « Deux ailes » ou « Eiderdown », une composition de Steve Swallow. Emmanuel Borghi, homme discret et musicien chaleureux, révèle le chant intérieur qui l’habite à travers un jeu d’une grande fluidité et des thèmes dédiés à ses proches (le très McCoy Tynerien « La danse de Milo », « Changed », une ballade émouvante et amoureuse). Le rappel sera l’occasion de puiser dans le répertoire de Keys, Strings & Brushes avec « Medialoca » au tempo rapide et nerveux.

Le temps de cette beauté secrète passe très vite, sans doute trop. Il est vrai qu’on se sent bien en compagnie de ces gentlemen qui savent transmettre un art de vivre à travers leur musique, tout en élégance et retenue. Une musique dont les montées en rythme et les élans sont avant tout ceux du cœur.

Tout près de moi, l’un des « progueux » – mille excuses pour ce vilain néologisme – évoqué un peu plus tôt semble un tantinet désappointé, lui qui soupire à son voisin : « C’est du jazz pur et dur, plutôt pur que dur d’ailleurs ». Oui, bien sûr, c’est du jazz. Vivant, tout simplement. Avez-vous bien entendu sa pulsation, messieurs ?