Scènes

Kavita Shah & François Moutin à Aix-en-Provence

Compte-rendu du concert de Kavita Shah et François Moutin au JazzFola


Public clairsemé hélas, à Luynes ce 17 octobre 2019, pour ce duo d’exception que se plaît à programmer Jean-Paul Artero, boss du lieu (et honorable contrebassiste par ailleurs), qui ose prendre des risques en ne se contentant pas d’aligner des propositions « mainstream ». François Moutin m’avouera d’ailleurs que pour cette formule avec la chanteuse Kavita Shah, une audience réduite garantit d’autant plus l’empathie avec le public.

Premier set

Le concert commence par « Interplay » de Bill Evans (qui donnait son titre à leur album) : à une introduction résonnant comme une psalmodie méditerranéenne (le fait que la chanteuse soit alors en résidence à la Fondation Camargo à Cassis n’y est peut-être pas pour rien) succède une improvisation vocale qui transcende la composition originelle. Délicieusement félin, le contrebassiste se lance dans une improvisation polyphonique sur « You go to my head » : la ballade, dont la seule autorité de la voix assure le tempo, est un hymne à la sensualité. Quant à « La Vie en Rose », elle prend la saveur d’un bonbon acidulé grâce à une introduction percussive et vocale renversante, avec une diction qui s’étire et se rétracte indéfiniment. Mais où est Moutin ? Dans l’âme de la contrebasse, naturellement, pour mieux se connecter à la spiritualité de la voix de Kavita. Le tempo s’accélère avec « Apple Jump » de Dexter Gordon, bop d’excellente facture que le duo se plaît à détricoter : à peine le contrebassiste lance-t-il une ligne de basse explosive qu’il laisse un silence dont la chanteuse se saisit, l’illuminant jusqu’à déclencher des appels et réponses terribles. L’art du riff du contrebassiste, qui se fait big-band avec son seul instrument, s’immisce dans un scat ravageur. Sur le morceau suivant, l’adaptation d’une chanson turque que la chanteuse a apprise lors d’une master-class à Istanbul, Moutin paraît chercher quelque quart de ton, un intervalle propre aux musiques orientales, méconnu des occidentaux, comme si les vibrations de la voix l’emportaient dans une autre dimension.

François Moutin & Kavita Shah au JazzFola (Laurent Dussutour)

Second set

Sur « La Javanaise », la chanteuse impose le tempo, faisant valser sa voix et sifflant sur les harmoniques de la contrebasse. C’est la première fois que le duo le joue en public. Vient alors le thème qui est leur manifeste : « Falling in Love with Love », que Sheila Jordan avait interprété en duo avec le contrebassiste Cameron Browne (ou bien Harvie Schwartz). S’inscrivant dans une tradition peu usitée de l’Histoire du Jazz (on pense aussi aux duos de Julie London avec Bobby Troup, ou d’Helen Merril avec Ron Carter, voire aux italiens de Musica Nuda), François Moutin et Kavita Shah développent un art du silence qui ne manque décidément pas d’air. Justement, sur « Nardis », ce thème de Miles rarement chanté, un arrangement vocal se fait léger comme un ballon s’élevant dans les airs, que le duo se plaît à nous proposer de rattraper… en vain (les petits rires du bassiste venant nous rappeler qu’il ne s’agit que d’un jeu, mais quel jeu !).
Retour sur terre avec une contrebasse plus percussive sur « Utopian Vision » : ce morceau, avoue Moutin, est issu d’une rengaine qui l’a hantée pendant plus de vingt ans, depuis que, dans son premier logement new-yorkais, son instrument de facture italienne avait une résonance singulière sur le parquet. Kavita Shah a écrit des paroles qui poussent ce dernier à sublimer ce souvenir sensoriel : « Little bird won’t you set me free » susurre-t-elle, exorcisant son partenaire, qui termine son improvisation en nage. Instant de grâce, ensuite, pour une chanson indienne issue de l’enfance de la chanteuse new-yorkaise dont les parents ont immigré de New-Delhi. Sur le dernier thème (« Blah blah « du percussionniste cubain Dafnis Prieto), le rythme latin balancé par le contrebassiste s’accorde tellement aux pulsations des coeurs que l’on en reste baba !