Chronique

Kintsugi

Yoshitsune 義経

Serge Teyssot-Gay (g), Gaspar Claus (cello), Kakushin Nishihara (satsuma biwa)

Label / Distribution : Intervalle triton

C’est un univers pénétrant et bouleversant auquel nous convie le trio de cordes Kintsugi. Il réunit le violoncelliste Gaspar Claus, le guitariste Serge Teyssot-Gay et la joueuse de biwa Kakushin Nishihara pour une évocation du samouraï Yoshitsune, demi-frère honni du premier shogun et personnage célèbre de la mythologie nipponne. La rencontre entre ces musiciens aussi rigoureux qu’aventureux porte son sceau. Une marque la fois âpre et mystique, sans concession, qui puise dans la tradition japonaise la plus noble et la marie à une modernité crue, écorchée et explosive. Ainsi se dessine « La Traversée du mont Yoshiko », où dans le silence aride se faufilent quelques cordes frottées ou pincées dont on ne sait vraiment plus ce qui domine, du courant alternatif ou d’autres ondes conductrices, certainement surnaturelles. Elles conduisent quoi qu’il en soit à un chant caverneux, guttural et venant du tréfonds des âges, héritage d’une tradition orale vénérable où l’on perçoit toute la geste du kabuki [1]. En témoigne « Shizuka », du nom d’une danseuse, femme de Yoshitsune, qui s’incarne dans l’archet de Claus. Le jeune violoncelliste, accoutumé aux chemins à défricher, a déjà croisé Teyssot-Gay qu’il avait invité dans Al Viento, enregistré avec son père, le joueur de flamenco Pedro Soler.

Cette captation au Corum de Montpellier pour le festival Radio France est le fruit de cinq petits jours de répétitions. C’est un saut dans l’inconnu pour des artistes habitués à se débrouiller sans parachute. Teyssot-Gay, qu’on reconnaît dès ses interventions liminaires, brûlantes tel l’acide dans « La bataille de Dan-no-ura », se fond dans les codes précis de la tradition nipponne sans pour autant céder une once de sa démarche artistique. On l’a vu récemment avec Joëlle Léandre, sa guitare est un esprit sauvage que rien ne peut dompter, mais qui sait faire front avec ses pairs. Il avait déjà fait cap sur l’Orient avec le joueur de oud syrien Khaled Al Jaramani dans Interzone, le voici à l’extrémité de la route de la soie avec une musicienne robuste et envoûtante, semblable aux artistes qu’on avait pu découvrir dans le périple de nos amis de Rhizottome. Nishihara casse les codes avec minutie en jouant notamment d’un instrument d’homme ; le Satsuma Biwa est un luth au plectre large et contondant, transmuable en arme. Ce son acerbe conte en général des épopées au fil du sabre ; à l’instar de celle de Yoshitsune où il question d’attente, de trahison, de domination et de mort pour l’honneur. On ne s’étonnera guère dès lors que Kurosawa en fit un film [2]. Le présent disque pourrait en constituer la bande son perdue dans un paradoxe temporel.

Le kintsugi est un art japonais multiséculaire qui consiste à faire revivre un objet brisé en le recollant avec une laque saupoudrée d’or. C’est bien sûr une incarnation de l’impermanence dont la musique improvisée est un avatar. Elle symbolise également le propos extrêmement puissant de cet orchestre qui relie avec éclat des fragments a priori dissemblables mais qui se soudent avec un naturel désarmant. Ce n’est pas entre l’électricité et la poésie chevaleresque de l’époque de Kamakura, tout comme le Japon n’est pas entre tradition et modernité, puisque lorsqu’on est entre ces deux états il est entendu qu’on n’est ni l’un ni l’autre. Kintsugi, c’est tout ceci à la fois, et même parfaitement autre chose, une création post-moderne, sans attache temporelle. Une œuvre libre, belle, et exaltante qui place l’auditeur au cœur de fusion de l’alliage doré, acteur contemplatif de cet objet inédit.

par Franpi Barriaux // Publié le 9 juillet 2017

[1Forme épique et très codifiée du théâtre japonais.

[2虎の尾を踏む男達 (Qui marche sur la queue du tigre…, tourné en 1945, censuré par l’occupation américaine jusqu’en 1952).