Chronique

Joëlle Léandre & Serge Teyssot-Gay

Trans

Joëlle Léandre (b, voc), Serge Teyssot-Gay (g)

Label / Distribution : Intervalle triton

Au premier abord, la rencontre entre la contrebassiste Joëlle Léandre et le guitariste Serge Teyssot-Gay peut surprendre si l’on se tient aux tiroirs poussiéreux et prétendument hermétiques où les entomologistes rangent les styles musicaux et leurs ambassadeurs.
Quel rapport, en effet, entre la bouillonnante contrebassiste dont le parcours musical se nourrit de rencontres avec tout ce que la musique improvisée a pu compter de paroles libres, d’une part, et d’autre part l’ex-guitariste d’un groupe de rock français mythique et flamboyant ?
L’intransigeance d’abord. Puis ce goût inaltérable pour la rencontre, et l’énergie qui en découle. Akosh S. en guise de trait d’union, enfin… Autant de choses qui font qu’il serait trop simple de réduire Teyssot-Gay à Noir Désir, même s’il en fut, et de loin, le plus brillant architecte ; ses récentes collaborations avec le joueur de oud syrien Khaled Al-Jaramani dans Interzone ou avec la rappeuse Casey au sein de Zone Libre en sont d’incontestables exemples.

Trans, captation en public de la première rencontre entre ces deux ombrageux joueurs de cordes, sonne d’emblée comme une évidence. Alors que les deux musiciens se cherchent encore dans une atmosphère de tension palpable, l’archet fureteur cherche tout de suite à pénétrer dans ce suintement d’électricité permanent. La force de Joëlle Léandre est de ne jamais chercher à attirer son interlocuteur sur son terrain. Elle laisse les textures rauques et fébriles du guitariste se mettre en place dans un minimalisme toujours prêt à craquer, à laisser une averse de rage s’abattre sur le silence. A l’instar de sa musique, Trans est un objet émacié où les morceaux n’ont de nom que leur durée, comme si l’énergie à venir se passait de notices explicatives. Dans cette progression inexorable vers l’embrasement, on retrouve avec étonnement les deux improvisateurs sur des registres plus aigus qu’à l’accoutumée, comme si la tension pesait même sur la structure des cordes.

C’est la voix de Léandre qui fera éclater l’orage. Sur « 6.44 », d’abord, où ses onomatopées la rendent plus rythmicienne et ordonnent les turbulences. Puis un « 7.42 » central où elle sonne la libération d’un duo devenu rageur et explosif. L’archet devenu stentor lance le jeu puissant et tortueux du guitariste. Comme lorsque ce dernier joue avec des rappeurs dans Zone Libre, il n’est pas question de s’approprier telle ou telle musique, mais d’en sculpter de nouvelles en les défrichant à force d’énergie. Lorsque Joëlle Léandre entame ses désormais fameuses improvisations verbales, parfois jusqu’au cri et toujours pleines d’humour, on ne peut que tisser un lien, certes invisible, entre ces deux univers musicaux, un lien de colère et de résistance martelées qui forge la cohérence du parcours de Teyssot-Gay. Après cette explosion, sommet du disque, les deux musiciens, apaisés d’avoir trouvé un langage commun, s’épanchent dans le minimalisme de « 10.11 » jusqu’au déluge final de « 2.54 ».

Depuis ce disque, le duo a continué sa route et se nomme à présent Addendum. Le mélomane trentenaire nourri à l’énergie de ses deux membres à des périodes très différente de sa vie saura y trouver une forme de synthèse, ou au moins la brillante confirmation que la musique n’a pas de frontières quand elle est jouée par des passeurs de cet acabit. Les autres y entendront comme eux un dialogue fructueux bien que dépouillé entre deux musiciens dont les rencontres ouvrent de formidables perspectives.