Chronique

Kuzu

Purple Dark Opal

Dave Rempis (as, ts, bs), Tashi Dorji (g), Tyler Damon (dms)

Label / Distribution : Aerophonic

L’opale est le produit d’une roche et de son érosion. De l’acidification de la chose dure et monolithe. Comment mieux définir la musique de Kuzu ? Le trio a tout à la fois une vigueur incroyable et cette fragilité qui la fendille, comme le plus dur des matériaux quelques secondes après un tremblement de terre. L’énergie, c’est le son rond et formidablement épais de Dave Rempis : qu’il soit à l’alto ou au baryton, ou mieux encore au ténor, il emplit tout le spectre et bouscule ce qui se présente sur son passage. La fracture, c’est l’électricité rauque (écrivez-le comme vous voulez !) de Tashi Dorji dont la guitare s’aventure d’abord en se faufilant discrète puis en renversant la table. Tout est affaire de tectonique des plaques, et lorsque les forces antagonistes montent en puissance, c’est le tsunami. Pour jouer la terre qu’on laboure brutalement et sans dessein précis, les fûts de Tyler Damon ; sa batterie monte et descend, se débat et cède, glisse en même temps que le terrain s’embrase, ou accouche de montagnes.

Vous l’aurez compris, Kuzu c’est le chaos. Mais il n’y a finalement pas plus organisé que celui-ci. Les rôles sont définis avec acuité, les mouvements quoique bien imprévisibles, semblent parfaitement organisés. Il y a les vagues et les accalmies, les répliques et les ressacs. Il faut compter sur le guitariste, originaire du Bhoutan, pour conserver actif tout le dispositif de tension : il gratte, il tonne, il grogne presque en silence dans le frottement des cymbales craquantes comme de la limaille. Pour ceux qui ne le connaissaient pas, ce sera une tonitruante découverte. On l’a déjà entendu avec Mette Rasmussen et Damon dans un exercice comparable, mais il trouve avec Rempis un équilibre des forces : le saxophoniste lorsqu’il passe au baryton se fait paradoxalement plus agile et pareillement fiévreux, ce qui pousse la guitare à être davantage agressive - à supposer que ce soit possible. Il ne s’agit pas à proprement parler d’un Power Trio pour cette pièce unique, « To The Quick » est une affaire de vagues lancinantes et tumultueuses, pleines de remous et limoneuses à souhait.

Enregistré à Milwaukee, capitale du Wisconsin et de la Rusty Belt, ville décharnée par les usines fermées, Purple Dark Opal en capte l’air vicié et le transforme en or. Un or brûlant, qui coule en nappe et brille par sa colère, un métal qui naît des cataclysmes. C’est déjà le troisième album du trio en trois ans, mais c’est le premier qui nous arrive aux oreilles facilement de ce côté-ci de l’Atlantique. On l’écoute d’une traite, haletant, épuisé par les coups de boutoir mais étonnament serein, comme lavé par ces montagnes russes. Il ne faut cependant pas penser qu’il n’y a que les accélérations inéluctables et leur attente tout aussi palpitante. Dans les descentes, qu’elles soient lentes ou violentes, on trouve quelques niches, quelques atomes de calme, des étincelles de poésie qui donnent à cet album une saveur particulière, aussi plaisante que des muscles qui se détendent après l’effort. Un coup de maître.

par Franpi Barriaux // Publié le 17 mai 2020
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