Sur la platine

Aerophonic s’emporte en concert

Petit voyage temporel dans l’énergie des lives d’antan…


Vous vous souvenez comment c’était, vous, les concerts ? Un moment de communion, une énergie foutraque, de la chaleur humaine et musicale… Au début du premier lockdown, le label Aerophonic du saxophoniste Dave Rempis offrait, sur BandCamp, un nombre important d’archives de concerts chicagoans, comme pour mieux nous faire passer le manque, au risque de le raviver. Si nous avons déjà évoqué une rencontre avec Silke Eberhard et Mike Reed, c’est loin d’être un témoignage unique.

Dans la période récente, c’est sûrement Trippel Dubbel qui attire le plus l’attention. Pas seulement parce que le disque a un nom de bière belge au comptoir qui manque autant que les concerts, mais parce qu’il se dégage de Night into Day (into Night) une sorte d’énergie explosive qui tient tout autant de l’alchimie entre ses membres (la trompette de Jaimie Branch était destinée de toute éternité à croiser le fer avec les rodomontades du ténor de Dave Rempis…) que de la puissance d’un morceau unique, joué sans filet comme une longue joute.

Adepte des voyages transatlantiques, Rempis a invité une base rythmique norvégienne pour assurer un socle puissant et mouvementé. À la contrebasse, l’inévitable Ingebrigt Håker Flaten structure un exutoire collectif en s’offrant quelques moments en solitaire, comme autant de petites respirations, de récupérations entre deux rounds. Quand Rempis se cogne dans tous les coins avec son alto, vite rejoint par une trompette qui n’y tient plus, la contrebasse est puissante et s’unit avec la batterie de l’incroyable Tollef Østvang qu’on entend habituellement avec Martin Küchen. C’est un véritable boutefeu, qui fédère les deux soufflants dans la mitraille. Night into Day (into Night) est un magnifique remède au manque.


The Eagle offre une autre atmosphère, moins pugnace dans un premier temps, mais qui relève davantage de l’effort collectif. Qu’on ne s’y trompe pas cependant, le quartet se sépare toujours entre deux soufflants et une base rythmique classique où Jason Roebke à la contrebasse s’offre un solo comme lui seul peut-être sait les mener, à la fois impavide et plein de tension, avec une économie de gestes qui gagne le jeu du saxophone ténor de Michael Foster qui pousse le contrebassiste à recourir à l’archet, ouvrant de nouvelles perspectives. Parfois, au milieu de cette plage unique captée au Hungry Brain en mars 2019, Dave Rempis se saisit d’un saxophone baryton qui explose toute les formes, donnant un relief incroyable à cet éloge des profondeurs où le batteur Tyler Damon (Kuzu) est une efficace lame de fond.


On traîne encore dans les bistroquets de Chicago, quelques semaines avant le précédent enregistrement avec Harmattan, cette fois-ci un quintet, toujours proposé par Rempis, qui invite de nouveau un trompettiste. L’approche de Russ Johnson est différente de celle de Branch, moins tellurique, provoquant davantage des mouvements de fond, un peu comme s’il intervenait en résonance de Rempis, insatiable mais lui aussi moins agité, comme sûr de sa base rythmique renforcée. Il la rejoint, dans le dernier tiers de cette plage unique au baryton, mais le contrebassiste Joshua Abrams s’allie à deux batteurs pour une orgie de rythmes. Isaiah Spencer et Jeremy Cunningham sont deux fortes têtes de Chicago que l’on connaît encore mal de ce côté-ci de l’Atlantique. Ce disque est l’occasion d’en savoir un peu plus sur les tribulations de Rempis et de ses amis accumulés au bon vieux temps des concerts. C’est fou comme ça nous manque.