Scènes

L’ONJ au festival Jazz d’Avignon

3 août 2010. L’ONJ propose son « Around Robert Wyatt. » Il ne s’agit pas, précise Yvinec, de réaliser un énième hommage, mais de « tourner autour » de son univers fantasque, riche et minimaliste à la fois, de se l’approprier pour en tirer une poésie autre et collective...


3 août 2010. L’ONJ propose son « Around Robert Wyatt. » Il ne s’agit pas, précise Yvinec, de réaliser un énième hommage, mais de « tourner autour » de son univers fantasque, riche et minimaliste à la fois, de se l’approprier pour en tirer une poésie autre et collective...

En ces contrées éloignées de la capitale, assister à une prestation de l’Orchestre National de Jazz est somme toute assez rare. On se souvient d’Admirabelamour (« La fête de l’eau ») de Claude Barthélémy à Marseille au Grim, du Close to Heaven de Frank Tortiller à la Criée, le théâtre subventionné marseillais, et c’est à peu près tout… Aussi doit-on féliciter le conseiller artistique Michel Eymenier pour sa programmation éclectique, puisqu’est aussi à l’honneur cette année la chanteuse coréenne Youn Sun Nah, de même que le jazz manouche [1] avec un expert en la matière, Angelo Debarre.

Membre de l’école de Canterbury, Robert Wyatt fut d’abord, dès 1966, l’extravagant batteur de Soft Machine qui installa le groupe dans un univers rock teinté de jazz ou l’inverse, avant de créer Matching Mole (Machine molle !) puis de créer à Venise, devant le spectacle de la lagune qui « clapote comme un clavier », un de ses chefs-d’œuvre, Rock Bottom, qui sortira en 1974. Mais entre-temps un accident le prive à jamais de ses jambes : il se concentre dès lors sur le chant et l’enregistrement, et « invente la pop du troisième millénaire ». La force singulière de cet artiste réside en effet dans sa voix étrange / étrangère, lancinante, mélancolique et trouble, qui ouvre sur un ailleurs, un « inconnu absolu ».

ONJ - Eve Risser/Daniel Yvinec © H. Collon/Objectif Jazz

Dès lors, aborder une telle entreprise avec un orchestre du type ONJ est une « aventure intégrale ». Ce projet inédit, un peu fou, en aucun cas facile, a été conçu et concrétisé par le « Directeur artistique » (puisque telle est désormais la dénomination du meneur de troupe) Daniel Yvinec. Dénomination et attributions qui lui vont bien : il fallait quelqu’un de sa trempe et de son expérience de musicien autant que de producteur pour se lancer dans un concept aussi passionnant que risqué. Pour Yvinec, les standards [2] sont les équivalents de la pop d’aujourd’hui. D’où l’heureuse continuité de ces diverses propositions.

L’objectif était notamment de réunir de façon fructueuse le jazz et la pop, la voix et les instrumentistes sans dénaturer par de longs solos l’équilibre des compositions très mélodiques de Wyatt. Ici, Daniel Yvinec n’intervient pas comme interprète mais structure et produit le travail de son équipe ; celle-ci est constituée de jeunes repérés - tels les « talent scouts » d’autrefois dans les studios d’Hollywood - au terme de quelque 300 auditions, pour la plupart polyinstrumentistes et issus de la pépinière du CNSM, sans appartenir pour autant aux mêmes « mondes du jazz ». Il présente le concert en décrivant certaines de ses étapes. (On ne dira jamais à quel point il est nécessaire d’exposer au public, qui n’est pas uniquement composé de mélomanes avertis et de musicologues, la « fabrication » de la musique et du concept avant de laisser la parole à ses exécutants / compositeurs.) La grande réussite de cet Around Robert Wyatt est l’enregistrement préalable des voix, ce qui a permis dans un deuxième temps l’écriture des arrangements et enfin le tissage de la trame personnelle des musiciens par-dessus la sienne ; ils ont alors construit leurs sonorités propres autour de cet ombilic, s’en sont rapprochés, ont pu jouer « avec » et « autour ».

Daniel Yvinec a choisi « Shipbuilding » ou « Alifib », bien sûr, mais aussi des chansons moins connues telles que « P.L.A. », « Rangers In The Night », « Kew. Rhone » ou « Gegenstand » [3] et leur a attribué des voix (Rokia Traoré, Yaël Naïm, Camille, Daniel Darc, Arno, Irène Jacob... outre, bien sûr, Wyatt lui-même), mais il s’est aussi occupé de faire tourner toute la machine, et a donc confié l’écriture au contrebassiste tout-terrain Artaud, notamment des transitions plus ou moins abruptes entre les titres. Les mélodies sont respectées, excepté sur « O Caroline » que Daniel Darc recrée à merveille. Les voix sont bien trouvées, même si rien ne peut remplacer l’original ; et le travail des dix instrumentistes développe des tableaux mêlant des imaginaires différents à partir d’un matériau unique. Il ne s’agit pas, précise Yvinec, de réaliser un énième hommage, mais de « tourner autour » de son univers fantasque, riche et minimaliste à la fois, de se l’approprier pour en tirer une poésie autre et collective. Les couleurs orchestrales évoluent au sein même des morceaux et aussi entre les deux (ce sont souvent des ballades). Une certaine cohésion naît de l’ensemble, un climat lyrique et poétique, souvent doux et lunaire. Les musiciens bénéficient de beaux espaces d’intervention et ont su, au fil de la tournée, les occuper au mieux : « C’est notre meilleur concert à ce jour » dira en sortant de scène Rémi Dumoulin (saxophones et clarinettes), alors que dès le lendemain, l’ONJ s’envole pour Berlin. « Te Recuerdo Amanda », « Just As You Are » figurent parmi les titres qui marquent par la simplicité apparente et la délicate superposition des effets : voix et saxophones, flûtes, claviers, guitares, s’ajointent parfaitement. On est bien moins sensible en revanche aux images et autres effets vidéo, signés Antoine Carlier, qui parasitent un peu l’attention sans apporter un complément indispensable. Quant aux musiciens, ils sont tous épatants : les souffleurs aux sonorités délicates Mathieu Metzger, Rémi Dumoulin ou Antonin-Tri Hoang (le plus jeune), Guillaume Poncelet (trompette), Eve Risser (la seule fille) au piano et aux flûtes. Il faudrait citer tous les « doigts » de cette formation ébouriffante, qui donnent tous à entendre et voir. Une génération prometteuse qui sait encore marcher dans les pas de ses pères.

par Sophie Chambon // Publié le 27 septembre 2010

[1Année Django oblige, 2010 célébrant le centenaire de sa naissance.

[2Qu’avec André Minvielle et Guillaume de Chassy, il mit en musique dans Chansons sous les bombes ou Wonderful World.

[3Ces deux dernières étant extraites, parmi d’autres, de l’album Songs de John Greaves.