Chronique

Dark Poe

Guillaume Grenard (tp, slide tp), Clément Gibert (cl, bcl), Xavier Garcia (p), Michael Lonsdale (voc), Géraldine Keller (voc, fl), Nicolas Pellier (dms, elec, fx)

Label / Distribution : ARFI

Le disque est noir, et en vérité, la scène aussi. Quant au sujet, il l’est pareillement : sombre, sépulcral, funèbre. Les ingrédients nécessaires à la mise en scène d’une nouvelle d’Edgar Allan Poe. Les musiciens de l’ARFI nous ont toujours habitués aux approches théâtrales et au goût pour l’image, mais il est entendu que Guillaume Grenard et ses proches n’aimeront jamais rien faire comme les autres ; nous parlons d’un trompettiste dont le dernier album est un sextet de clarinettes basses ! Sur le bien nommé Dark Poe, il joue dans un noir complet qui sied aux frayeurs et au surnaturel, accompagné d’un récitant qui fait lecture de Ligeia, une nouvelle du maître, particulièrement sournoise, et surtout une traduction baudelairienne en diable, avec force tentures, arabesques et nuages psychotropes. Grenard aime la littérature et sa musique. Après André Breton, voici donc Poe. Après la libre interprétation du texte, place à l’adaptation littérale avec la voix ténébreuse de Michael Lonsdale et les échos de Géraldine Keller, le tout avec la batterie et les machines de Nicolas Pellier, utilisées comme en écho.

La chanteuse, également flûtiste lorsqu’elle se mêle aux clarinettes du fidèle Clément Gibert, est l’atome qui rend étincelante la noirceur alentour. Elle représente bien sûr les figures féminines centrales dans cet amour qui défie les lois naturelles et s’alourdit d’opium. Grenard, talentueux compositeur, joue malicieusement avec le récit, harmonise la voix de Lonsdale et agrémente le texte d’une bande-son perçue comme un commentaire qui joue avec la musique savante du XIXe siècle, grâce notamment au piano de Xavier Garcia, autre merveilleux homme d’images (« Lumineuses prunelles »). Dark Poe s’accommode du temps et des ombres comme autant de régulateurs d’humeur, alternant phases maniaques où l’orchestre se lance dans des excitations nerveuses (« Le ver conquérant », où le poème de Ligeia est l’occasion de faire briller un feu d’enfer versicolore) et profonde mélancolie (« L’abbaye » où le grain de la voix de Lonsdale érode les hallucinations électroniques de Pellier).

Joué dans un noir complet qui permet toutes sortes de jeux avec les espaces et les distances, Dark Poe est affaire de sens. Ils sont exacerbés tant par la nuit que par le récit fiévreux d’un homme éperdu d’amour. Ainsi, le court « Azraël » paraît se déplacer en tournant comme pour mieux nous étourdir : les tutti qui se décalent imperceptiblement, à l’image de ces portraits inquiétants qui nous suivent des yeux. La grande réussite de Grenard et des musiciens de l’ARFI réside dans la capacité à ne pas se laisser dominer par l’histoire capiteuse de cette chimère aux cheveux noir corbeau, mais de toujours nous tenir en haleine, sans rien cacher de la rythmique des mots (« Mon amour perdu »). Tout au long d’un disque qui s’écoute d’un trait sans qu’on puisse isoler une scène, les musiciens suggèrent des images, font naître des désirs ou flotter l’angoisse et l’étrangeté. Du cinéma pour les oreilles ? C’est même bien plus que cela, tant les scènes sont tangibles, palpables, chuchotées comme pour nous seuls. Guillaume Grenard montre avec cette œuvre un amour immodéré pour la littérature et le spectacle vivant qui vaut sans doute la passion exclusive du narrateur pour sa chère et vénéneuse Ligeia. Une expérience unique !