Entretien

La main droite magique de Jimmy Cobb

Simon Goubert évoque le batteur qui vient de nous quitter à l’âge de 91 ans.

Jimmy Cobb s’en est allé. Il était le dernier survivant de l’aventure « Kind Of Blue », disque phare enregistré par le quintet de Miles Davis en mars et avril 1959. Avec sa mort, c’est un long chapitre de l’histoire du jazz qui se referme, même si « So What », « Freddie Frealoader » ou « Blue In Green » resteront gravés à jamais dans les mémoires. Bien sûr, la carrière de Jimmy Cobb ne saurait se limiter à cet enregistrement mythique et son jeu, « un des plus beaux chabadas de l’histoire du jazz », avait su toucher le cœur de tous les batteurs.

Nous avons demandé à Simon Goubert de nous en parler en quelques mots. Merci à lui.

J’ai eu la chance d’assister à l’enregistrement d’un album de Steve Grossman sur lequel jouait Jimmy Cobb [1]. J’avais du mal à réaliser que c’était bien LE Jimmy Cobb de légende que j’avais devant moi. Il était très discret, très cool, c’était le même « jouage » qu’avant, et toujours cette discrétion, avec un son peut-être un peu moins « tight ». Je ne parle pas de qualité, mais d’un choix de sa part car j’ai le souvenir d’un son un plus mat qu’auparavant. Et je n’avais d’yeux et d’oreilles que pour cette main droite magique !

Jimmy Cobb © Michel Laborde

Une cymbale et un swing d’une élégance sans pareille…

Mais bien sûr, là où Jimmy Cobb m’a énormément marqué, c’est dans le quintet de Miles, même si par ailleurs il a magnifié des dizaines et des dizaines de disques. Il fait partie des gens que je cite toujours en exemple – de même que je peux citer dans des styles totalement différents Elvin Jones ou Tony Williams – dans les master class ou lorsque je me retrouve à faire travailler une section rythmique. Si l’association de Paul Chambers et Philly Joe Jones avait une certaine couleur, le couple Paul Chambers / Jimmy Cobb en a une qui est totalement unique selon moi. Parce que dans tout le jazz à partir du bebop et donc de Max Roach et Kenny Clarke, l’orchestre repose sur la contrebasse et la cymbale.

dans ce jazz-là, tout l’orchestre repose sur le couple cymbale et contrebasse

C’est un débat que je ranime souvent, en enregistrement par exemple, parce qu’aujourd’hui peu d’ingénieurs du son ont la culture de cette musique. Ils cherchent à aligner la basse sur la grosse caisse alors que dans ce jazz-là, tout l’orchestre repose sur le couple cymbale et contrebasse.
La baguette cherche le doigt du bassiste et vice versa : le bassiste va chercher l’olive de la baguette sur la cymbale. Tant qu’on n’a pas ça, l’orchestre ne sonne pas. Alors je prends toujours en exemple les rythmiques du couple Chambers / Cobb. Jimmy Cobb pouvait se contenter de jouer la cymbale, il y avait un son totalement unique qui se créait entre l’olive et la contrebasse qui faisait qu’ensuite, l’orchestre pouvait dérouler ce qu’il voulait. C’est immuable et c’est la vraie colonne vertébrale de l’orchestre.

On trouve d’ailleurs la même chose entre Elvin Jones et Jimmy Garrison ou entre Tony Williams et Ron Carter. Sauf que Cobb est arrivé quelques années avant Elvin, même si celui-ci était déjà actif, avec Miles ou Sonny Rollins. Mais cette cymbale en même temps très relax et posée avec précision sur la corde de contrebasse, de la même manière que Paul Chambers va poser sa note sur l’olive de la baguette, c’est ce qui crée le son de cette musique-là. Pour moi, Jimmy Cobb est indissociable de la couleur d’un des courants du jazz de cette époque. C’est ce que j’appelle sa main droite magique.

À ce sujet, François Laizeau faisait récemment le parallèle avec Sam Woodyard en disant qu’il se souvient de soirées au Dreher avec Marcel Zanini. Il évoquait un moment où Woodyard avait un verre de vodka dans la main gauche, les pieds posés à côté des pédales, il posait juste le temps à la main droite tout en buvant et il n’y avait pas une seule note qui n’était pas avec la basse. Ce sont des kilomètres de drive qui ont été déroulés tout au long d’une vie. Et Jimmy Cobb, c’était ça mais même quand il était jeune, avec un son de caisse claire magnifique, il avait quelque chose de lumineux chez lui.

Simon Goubert © Jacky Joannès

À propos de Kind Of Blue, je voudrais pour finir rapporter une anecdote qu’on trouve dans le livre d’Ashley Kahn [2] et qui évoque le passage de Bill Evans dans le quintet après l’éviction de Red Garland.
Jimmy Cobb se plaignait du fait que le pianiste jouait doucement. Alors il était obligé de ne jouer que des balais et ça lui cassait les pieds. Quand Bill a quitté l’orchestre, Miles a réengagé Red Garland avant de le remplacer très vite par Wynton Kelly après un bœuf.
Les musiciens se sont donc retrouvés en studio deux semaines plus tard pour l’enregistrement de Kind Of Blue, sans savoir que Bill Evans allait jouer lui aussi sur le disque. Quand Jimmy Cobb est entré dans le studio et qu’il l’a vu, il a tout de suite dit : « Ah non, encore les balais ! » Et Miles lui a dit : « Non non, tu vas commencer avec les baguettes, on va jouer « Freddie Freeloader » avec Wynton Kelly ! »

par Denis Desassis // Publié le 31 mai 2020

[1I’m confessin avec Steve Grossman, Jimmy Cobb, Fred Henke, Reggie Johnson, Harold Land – Dreyfus Jazz 1992.

[2Kind Of Blue : The Making Of The Miles Davis Masterpiece. Da Capo Press, 2000.