Entretien

Simon Goubert

Entretien avec le batteur au sujet de son disque autour de la voix.

Simon Goubert © Fabrice Journo

En marge de la publication de nous verrons…, son nouveau disque sur le label Ex-Tension, Simon Goubert nous explique l’histoire d’un disque pas comme les autres au centre duquel se trouve, non pas la batterie, mais la voix. Ou plutôt les voix. Un entretien à travers lequel il revient à plusieurs reprises sur son parcours de « musicien de jazz » et envisage l’avenir avec la sérénité d’un artiste pour qui la musique doit exprimer la vie.

- nous verrons… est un disque qui accorde une large place à la voix. Il correspond chez vous à un projet de longue date qui voit le jour aujourd’hui. Pouvez-vous nous en dire plus sur la genèse de ce disque ?

C’est un mélange de plusieurs choses, en raison de mon rapport à la voix qui est assez profond et aussi parce qu’il y a 18 ou 19 ans, je voulais agrandir le quintet que je menais à l’époque avec des chœurs, en pensant à un album qui a été un disque de chevet pour moi pendant de nombreuses années : Inner Voices de McCoy Tyner. Pour ce projet, je devais diriger et non pas jouer de la batterie. Et puis finalement ça ne s’est pas fait, c’est un peu tombé dans l’oubli. C’est Snakes & Ladders de Sophia (Domancich), pour lequel j’étais aux manettes, qui a fait remonter cette idée à la surface. Surtout que début 2018, après quelques années où je m’étais beaucoup trouvé sur les routes à jouer de la batterie, j’avais « du temps à perdre » et je me suis dit : « Voilà, c’est l’occasion, je vais utiliser cette période pour mettre sur pied cette idée d’album avec des voix ». Mais je tiens à préciser ici que je ne sais pas composer pour des chansons : je n’ai jamais mis un texte en musique. J’ai donc décidé de composer spécialement pour les voix que j’avais choisies et afin que les auteurs en aient une bonne idée – en l’occurrence Pierre-Michel Sivadier pour les deux textes que chante Stella, Mike Ladd et aussi Annie Ebrel pour qu’elle puisse choisir les textes bretons allant avec la musique – je leur ait fait parvenir des maquettes très précises où les trois-quarts des arrangements étaient déjà écrits.

C’est le son de la voix qui m’attire

Par la suite, l’album a été enregistré de façon tout à fait classique. Mon idée était de rester dans une forme jazz, en ce sens que dans chaque morceau, il y a un thème, un soliste et le thème de nouveau. C’est presque du jazz vocal au sens où on l’entend dans la tradition du jazz, même si sur le plan de la forme musicale, tous les morceaux ne sont pas proches de l’idiome du jazz. Pour finir, j’ai passé beaucoup de temps à mixer, à rajouter des choses, à peaufiner vraiment jusqu’au bout, notamment le mixage parce que certaines compositions sont très chargées au niveau orchestral. J’avais tout à ma disposition, il fallait que je trouve le son de l’orchestre et par conséquent je l’ai travaillé jusqu’au bout comme une production totalement studio.

Simon Goubert © Fabrice Journo

- Les voix que vous avez choisies pour chanter ces chansons ne viennent pas de n’importe où. Elles correspondent de votre part à des choix mûrement réfléchis…

Oui, bien sûr ! Il y avait une ou deux autres personnes que j’aurais souhaité entendre sur cet album mais ça n’a pas été possible ; peut-être que cela se fera plus tard. Ce qui m’attire, c’est le son des gens. J’ai toujours aimé la chanson, mais – c’est peut-être une hérésie – je me suis toujours attaché au texte bien après la musique et le son de la voix. C’est pour cette raison que j’ai toujours été attiré par l’expression vocale, que ce soit celle d’un Brel, d’une Piaf, de Barbara qui n’avait pas une voix d’une puissance incroyable mais qui possédait beaucoup d’expressions différentes. Ou Reggiani… Ce sont des gens que j’écoutais beaucoup quand j’étais enfant, même si je ne comprenais pas les paroles. C’est le son de la voix qui m’attire et c’est pour cette raison que je voulais depuis des années travailler avec Annie Ebrel qui a ce son si particulier, personnel bien sûr mais qui vient totalement de la tradition bretonne. Et puis Stella Vander, dont je connais le son par cœur. Quant à Mike Ladd, lui aussi c’est l’expression. Au premier abord, je pourrais dire que peu importe ce qu’il dit, c’est le son et la façon dont il se place dans l’orchestre qui comptent. Mais il se trouve que c’est quelqu’un qui a des engagements qui me touchent. Ça me paraissait important qu’il soit là : nous avons passé beaucoup de temps ensemble, notamment dans La Chose commune, qui était une sorte d’oratorio composé par Emmanuel Bex et écrit par David Lescot. Et puis il y a Pierre-Michel Sivadier qui était lui aussi un compagnon de route des Voix de Magma et pour qui j’ai joué de la batterie, sur son premier album.

- Vous n’avez jamais eu la tentation de chanter vous-même ?

Non, mis à part quelques parties de chœurs dans Offering, ça ne m’est jamais arrivé et je pense que c’est mieux pour tout le monde ! Je chante uniquement pour moi et ça suffit bien comme ça.

- La voix est au centre de votre nouveau disque. Il n’empêche qu’on y trouve aussi des compositions, souvent assez courtes, qui sont purement instrumentales.

Oui. À l’exception d’une pièce qui est totalement écrite (« Au-dessous des berges »), je me suis servi soit d’extraits soit de courtes improvisations que je demandais aux trois soufflants (Michel Edelin, Vincent Lê Quang et Sylvain Kassap). Le contexte était un peu spécial dans la mesure où je leur ai demandé cela une fois que tout avait été enregistré, au bout des six jours de studio. Je voulais qu’ils improvisent sur ce dont ils se souvenaient de tel ou tel morceau, sans regarder la partition évidemment, pour ne pas se remémorer ce qu’ils avaient déjà joué. Ce sont des réminiscences et des souvenirs sur lesquels ils improvisent et je m’en suis servi comme des interludes.
Mais ce qu’il faut savoir, c’est que les prises des voix et des solos sont faites live : tout le monde a joué ensemble et tous les arrangements, qu’il s’agisse des bois ou des claviers, ont été rajoutés après. J’en reviens au jazz, car on n’a pas triché là-dessus : ce qui est sur la bande a été joué en direct et pour ce qui concerne les voix, en dehors de celles qui ont été ajoutées pour les chœurs, toutes les prises ont été faites live également.

- Et voilà au bout du compte un disque dont le climat est plutôt intime, presque recueilli par moments.

C’est vrai. Au début, ça me faisait même un peu peur parce que toutes les idées que j’avais étaient essentiellement des ballades, des valses un peu lentes ou des blues lents. Il n’y avait pas de morceaux vifs au niveau du tempo, même si j’espère qu’il y a de la vivacité dans cet album. Est-ce le privilège de l’âge d’accepter les choses telles qu’elles viennent ? Je me suis dit que j’avais enregistré beaucoup d’albums, en tant que sideman, co-leader ou leader, dont la plupart ont des passages ou des tempos rapides et des espèces de maelström free, donc de l’énergie au premier degré. Alors puisque c’est cela que j’entendais, finalement j’ai laissé les choses se faire. Sans doute aussi parce que tout le climat de cette année sur cet album était ainsi. J’étais beaucoup chez moi, à la campagne.

si la musique n’a pas besoin de batterie, il n’y en aura pas

Il se trouve même que pendant le mois de composition, je suis resté sans internet, sans téléphone portable, ça ne fonctionnait plus. J’étais donc dans une sorte de recueillement, de silence sans ondes magnétiques autour de moi. J’ai décidé d’assumer ça : le disque est très axé sur des ballades, sur l’interprétation des choses et j’ai pensé, dans sa construction, à assumer ces silences.

- Vous parlez de silence. Il faut préciser aussi que vous composez la quasi-totalité du répertoire du disque, mais qu’en tant que batteur, vous accordez toute la place nécessaire aux autres, y compris avec des moments où vous ne jouez pas.

Ce n’est pas un disque de batterie. J’ai enregistré sur presque 80 albums où je joue de la batterie, je ne suis donc pas en manque de m’exprimer avec cet instrument. Par ailleurs et comme je l’ai dit, je sortais en 2018 de près de deux ans de route, il y avait très longtemps que je n’avais pas fait autant de concerts. La batterie est un instrument que j’aime, et j’aime être derrière une batterie sur scène ou en studio. Mais si la musique n’a pas besoin de batterie, il n’y en aura pas. Et surtout, j’espère que cette musique exprime autre chose qu’un propos purement musical. Peu importent les moyens, le principal c’est la musique, et il se trouve que je sais la faire derrière une batterie. Mais là, les morceaux ne demandaient pas plus de batterie que ça. Je me rappelle une anecdote : j’ai toujours eu le sentiment que, quand la batterie n’apportait rien, il ne fallait pas jouer et plusieurs fois je me suis fait engueuler à l’époque où je jouais avec Michel Graillier et Alby Cullaz. Il y avait des moments de magie entre les deux sur certains morceaux et je trouvais que ça sonnait tellement bien que je préférais ne pas jouer, car pour moi la batterie n’aurait fait que brouiller le message. Et je me faisais engueuler par Graillier qui me disait : « T’es payé pour jouer, pas pour écouter ! ».

Pour compléter mon propos – ça aussi c’est le privilège de l’âge, sans doute – selon moi, la batterie est là pour exprimer la musique, tandis que la musique exprime la vie. Et plus le temps passe, moins la musique seule me contente, une musique qui n’exprime que la musique ne m’intéresse plus du tout, même au plan de la curiosité intellectuelle. Alors qu’une musique moins élaborée, en trois notes, va plus me contenter physiquement et intellectuellement. Ce qui m’intéresse, c’est le propos et ce qu’on raconte. Et je trouve qu’en ce moment avec tout ce qui se passe autour de nous, il y a de quoi faire et raconter. Les musiques qui m’intéressent sont celles qui « militent » pour autre chose ou qui sont là soit pour déranger soit pour dénoncer. En tous cas pour lutter, ça c’est sûr !

La batterie est là pour exprimer la musique, tandis que la musique exprime la vie. Et plus le temps passe, moins la musique seule me contente.

Simon Goubert © Fabrice Journo

- Quand vous écoutez nous verrons…, est-ce que vous entendez ce que vous imaginiez au départ ?

Oui ! J’entends même plus parce que chaque soliste dans chaque morceau apporte son univers, ce que j’imaginais bien parce que j’ai choisi chacun d’entre eux en me disant qu’il ou elle saurait en faire quelque chose. Une des phrases que j’ai coutume de dire concernant le jazz, c’est que le thème ou la composition ne doit pas être plus important que ce que vont en faire les solistes. J’ai essayé de les mettre chaque fois dans une situation dont je savais qu’ils allaient faire quelque chose d’autre que ce que j’attendais. Dans ce sens-là, il y a plus que ce que j’imaginais et au niveau du résultat sonore, il y a la dimension que les quatre voix ont mise, qui va bien au-delà. Au bout du compte, ce que j’ai composé est là, avec en plus tout ce que les gens y ont mis.

- Avec une équipe de musiciens soigneusement choisie parmi vos proches ou vos fidèles ?

Oui, et aussi quelques personnes avec lesquelles je n’avais pas encore travaillé dans ce genre de contexte - je pense à Sylvain Kassap par exemple, avec qui on continue aussi à jouer dans le groupe de Michel Edelin. Quant à Hélène Labarrière, on a beaucoup travaillé ensemble dans le trio de François Corneloup ou dans l’orchestre Ceol Mor avec des arrangements autour de vieilles musiques pour cornemuse, mais nous n’avions jamais eu l’occasion de jouer ensemble sur des morceaux que j’avais composés ou dans des contextes que je dirigeais, donc c’était très excitant pour moi. Ce qui est merveilleux, c’est que tout le monde est arrivé en ayant vraiment travaillé, avec une disponibilité et un talent fous, donc c’était génial.

- Vous parlez d’Hélène Labarrière : cela nous ramène à quelque chose qui va sans doute en étonner plus d’un parmi celles ou ceux qui découvriront le disque, à savoir la présence de la Bretagne et de textes en breton de Pierre-Jakez Hélias. Sans oublier le fait que vous êtes rennais.

Hélène est loin d’être bretonne : elle est parisienne, mais c’est vrai que maintenant, comme elle habite au fin fond de la Bretagne, elle est beaucoup avec son compagnon Jacky Molard dans des musiques qui viennent de là-bas. Moi je suis breton, j’ai grandi à Rennes, mais je ne peux pas dire que la musique bretonne m’ait spécialement marqué.
À cette époque-là, la seule chose que je voulais jouer, c’était du jazz. C’est donc un peu le fruit du hasard : ce sont le temps et les événements qui ont fait ça. Le son d’Annie est celui de ces voix bretonnes qu’on peut rapprocher de certaines voix africaines : c’est une histoire de vibration, vraiment. Donc, en effet, les circonstances font que deux personnes viennent de la Bretagne, trois en me comptant, mais dans ma tête, ce n’était pas réfléchi du tout - même si bien sûr il n’y a pas de hasard.

- Vous dites aussi qu’a priori, ce disque n’a pas vocation à être joué sur scène.

C’est vrai. Pour jouer le disque tel qu’il est, il faudrait un peu plus d’une vingtaine de personnes sur scène en sachant aussi que celles qui sont présentes sur l’album habitent dans des coins divers et variés du pays, donc ça demanderait une énergie et un budget assez fous. Le faire en modèle réduit, si je puis dire, je pense que ça perdrait de son caractère et pour le coup ça deviendrait quelque chose d’un peu trop classique pour moi, ça me mettrait dans un contexte de chanson jazz et ce n’est pas ce que je désire.

L’orchestration fait vraiment partie de cette musique : j’ai pris le parti de ne pas le jouer, ce qui est aussi une façon de ne pas être dans ce système actuel qui fait que le disque n’est devenu qu’un objet promotionnel d’un « projet », comme on dit avec ce mot si présent en ce moment. Quand on dit : « Dans quels projets as-tu joué le mois dernier ? », pour moi c’est un non-sens. C’est donc une manière de ne pas fonctionner comme ça et de rappeler qu’un album peut être le fruit d’un travail et d’une réflexion.

- À propos de réflexion : en consultant votre discographie, on s’aperçoit que les trois derniers disques que vous avez sortis sous votre nom, au moins chez Seventh ou Ex-Tension, font écho l’un à l’autre : Désormais, Et après ?, nous verrons…, comme si vous mettiez quelque chose en suspension…

J’essaie à tout prix d’arrêter cette habitude d’avoir dans la tête des titres qui ont à voir avec le temps, mais je dois avouer que c’est là que se situe mon inspiration à chaque fois. Elle est beaucoup axée sur des changements, sur le temps qui passe ou s’arrête, sur une question qui se pose. Ou au contraire des choses qui ne s’arrêtent pas. Mais il est vrai que j’ai rarement une idée qui vient de paysages ou de recettes de cuisine…
Quant aux histoires de dédicaces, elles sont assez spéciales : j’ai composé quelques morceaux pour des gens proches avec des thèmes qui leur sont dédiés mais en règle générale, les titres qui m’inspirent pour un album se réfèrent à cette notion du temps qui est importante, dans la musique en premier lieu. Le temps est un mot qui signifie plein de choses. Dans la vie, plus le temps avance et plus je vieillis, plus je m’aperçois que le temps va vite, et je m’aperçois aussi combien il est long, combien de temps prennent les choses, combien de temps on prend pour évoluer et comprendre, pour commencer à bien jouer.

la main droite essaie de ne jamais quitter basse et batterie tandis que la main gauche a des parties totalement aléatoires

Ça fait une douzaine d’années seulement que j’ai l’impression de bien jouer de la batterie. Tout cela prend du temps : juste arriver à jouer une note de manière tranquille, avec juste ce qu’elle veut dire. Il y a des gens qui ont ça naturellement et puis d’autres pour qui ça prend des années ; ça passe par des milliers de travers, de déformations, de brouillages de pistes et puis finalement on arrive un jour à comprendre que peut-être, c’est juste, c’est la note qu’on vient de faire qu’on voulait « dire » depuis tant d’années.

- À propos de temps, il y a chez vous une histoire qui s’écoule sur le temps long, c’est votre fidélité, votre amitié, votre présence aux côtés de Christian Vander avec Magma, Offering ou Welcome. Pouvez-vous nous dire d’où tout cela vient, comment c’est arrivé ?

Ça vient de mes 14-15 ans, quand j’ai vu Christian jouer pour la première fois, au Riverbop. Il a été tout de suite pour moi une espèce de héros à la batterie. Je peux dire que j’ai toujours été un grand admirateur de tout ce qu’il a apporté au niveau de cet instrument. Il se trouve que la musique qu’il composait me parlait vraiment aussi et que très tôt je me suis mis à écouter beaucoup Magma. Et j’avais la chance de le côtoyer souvent dans les clubs de jazz. De plus, la plupart des batteurs de cette famille de musique présents à Paris – je pense à Aldo Romano, Oliver Johnson, Jacques Thollot, Bernard Lubat – étaient des gens qui m’aidaient beaucoup, qui me laissaient faire le bœuf tous les soirs et me conseillaient. Christian était pareil : il me montrait deux accords au piano, il se mettait à la batterie et m’expliquait comment faire tourner la rythmique, il me montrait une sonorité sur la cymbale. J’avais la chance d’écouter tous ces gens live tous les soirs et à l’époque, une soirée ne signifiait pas deux sets de 50 minutes, ça voulait dire trois sets d’une heure et demie !

Donc oui, Christian fait partie de mes héros de la batterie, alors avoir la chance de jouer dans le groupe qu’on admire depuis ses 15 ans, c’est une chose tellement importante ! J’étais jeune, j’avais 22 ans lors de l’enregistrement de l’album Merci. Ensuite il y a eu l’aventure Offering avec beaucoup d’improvisation, puis les Voix de Magma où je me retrouvais au milieu de neuf chanteurs ou chanteuses à tenir l’orchestre puisque le piano en était un peu la colonne vertébrale. Et même si Magma est beaucoup plus écrit, j’y ai toujours trouvé ma liberté. Dans les Voix de Magma, le fait que je sois au piano acoustique me permettait énormément de changements chaque soir dans les octaves ou les harmonisations. À l’intérieur des musiques écrites de Magma, il y a plein d’interprétations possibles, comme quelqu’un qui va jouer Chopin et découvre chaque soir une nouvelle manière de le faire. Sauf que là, c’est dans l’interaction et en ce sens-là, ça se rapproche un peu du jazz parce que cette interaction, vive et infime, doit être très très rapide.

- Et voilà qu’on vous retrouve dans Zëss, le dernier disque de Magma, avec un rôle particulier puisque vous êtes pianiste et vous y jouez peu de notes, mais longtemps !

Oui et dans Zëss, il ne faut pas oublier cette rythmique magnifique jouée par Morgan Ågren, mais c’est vrai qu’avec Philippe Bussonnet, on a trouvé le son et la façon de faire rouler les trois. Et contrairement à ce qu’on peut penser, j’ai totalement séparé les deux mains : la main droite essaie de ne jamais quitter basse et batterie pour faire ce son à trois, tandis que la main gauche a des parties totalement aléatoires, en fonction de ce qui se passe autour et qui compense des graves là, des cloches en haut, etc. Sans que la main droite en pâtisse. On retrouve donc un travail d’indépendance comme avec une batterie lorsque la cymbale reste avec le bassiste par exemple, pendant que la main gauche est concentrée sur un dialogue avec celle du pianiste. Je me retrouve plus dans ce genre de rapports. Ce n’est pas tellement le fait de tenir cette main droite longtemps – de jouer un do dièse et un la – qui compte, mais plutôt de rendre les choses vivantes par la main gauche.

Simon Goubert © Fabrice Journo

- Votre actualité, c’est aussi votre présence au sein du quintet de Michel Edelin et ses Echoes of Henry Cow, une évocation très personnelle de ce groupe anglais qui a connu ses heures de gloire durant les années 70 et qui était issu de la scène anglaise jazz-rock et alternative. Une scène que connaît bien également Sophia Domancich.

Oui, elle vient quasiment de là. Le premier groupe dans lequel elle jouait, c’était avec Elton Dean, Hugh Hopper et Pip Pyle. Mais en ce qui me concerne, je n’ai connu ces musiques que bien après. Je dois avouer qu’à l’époque, je suis passé à côté. J’avais eu l’occasion, sur les conseils de Christian Vander d’ailleurs, d’écouter Soft Machine, mais ce n’était pas une musique que j’écoutais beaucoup et je dois dire que Magma était un peu l’exception. Sinon, mis à part quelques groupes que j’ai été « obligé » d’écouter parce que je ne trouvais pas de gens de mon âge pour jouer du jazz, j’ai joué dans des groupes de rock, ce qui m’a fait écouter des groupes comme Deep Purple ou Yes. En revanche, le musicien que j’écoutais avec le plus grand plaisir, c’était Jimi Hendrix. Pour le reste, je me baignais entre la musique de Richard Wagner, Mozart et le jazz. Donc, tout ce qui est rock, y compris progressif ou alternatif m’est complètement passé au-dessus de la tête. Ou à côté des oreilles, plutôt…
C’est quand j’ai connu Sophia et ses amis que je suis revenu en arrière pour écouter tout le travail qu’ils avaient fait à l’époque. J’ai eu l’occasion de connaître John Greaves qui est quelqu’un d’important pour moi. Il m’a beaucoup apporté dans son attitude par rapport à la musique. Et aussi des gens que j’ai adorés comme Elton Dean ou Hugh Hopper, avec qui j’ai eu l’occasion de jouer dans le quartet Soft Bounds.

- On va vous voir évoluer aussi dans d’autres formations dans les temps à venir ?

Il y a le nouveau trio du contrebassiste Gary Brunton, avec Bojan Z au piano. On a enregistré un disque qui va sortir avant la fin de l’année. Nous avons aussi des concerts au mois de septembre avec African Jazz Roots, en Belgique et au Maroc. Avec Ablaye Cissoko, nous parlons beaucoup de monter un nouveau répertoire, de faire une autre résidence à Saint-Louis du Sénégal, peut-être d’augmenter le quartet avec deux musiciens sénégalais : un joueur de calebasse et le flûtiste Ousmane Ba, avec qui nous avions créé la première mouture du groupe. African Jazz Roots, c’est une histoire à long terme, je n’imagine pas qu’elle puisse s’arrêter. Quand nous nous retrouvons avec Ablaye, que ce soit en France ou au Sénégal, c’est comme si nous nous étions quittés la veille et l’histoire continue…

c’est ce soir-là, à la fin du concert, que j’ai dit à mon père : « Je serai batteur de jazz ! »

- En tant que musicien de jazz, vous ne pouvez pas ne pas penser Afrique…

Bien sûr, ça me parait évident de le dire. C’est pour cette raison que cette musique est si importante pour moi depuis le début d’African Jazz Roots en 2010, parce que les courants de jazz dans lesquels j’ai grandi musicalement baignaient dans cette énergie d’Afrique de l’Ouest, notamment dans le rapport à l’instrument, au son et aussi dans une approche du tempo qu’on retrouve dans plein d’autres musiques, aussi bien le rhythm’n’blues et James Brown que la musique de John Coltrane. C’est quelque chose d’assez indéfinissable, à la fois extrêmement rapide à l’intérieur et en même temps très posé, en tous cas jamais speed. Mais il faut beaucoup de temps pour comprendre cela. En tous cas, moi ça m’a pris longtemps !

- Vous parlez du jazz comme étant « votre » musique et vous êtes batteur. Avez-vous en tête un batteur qui serait celui qui vous a donné envie de jouer de la batterie ?

C’est le jour où j’ai vu Kenny Clarke avec Slim Gaillard et Sam Stewart à Rennes en février 1971. Je le revois et j’entends le son de ce soir-là. Je l’ai revu plusieurs fois après, mais le son et l’image de ce concert, je les ai toujours dans la tête et c’est ce soir-là, à la fin du concert, que j’ai dit à mon père : « Je serai batteur de jazz ! » Donc, c’est très clair.

- Si on vous dit « batteurs », quels sont les noms qui vous viennent spontanément à l’esprit ?

Ceux que j’ai le plus écoutés… Elvin Jones, Tony Williams, Philly Joe Jones, Rashied Ali, Sunny Murray et puis Christian Vander, Aldo Romano. Billy Cobham aussi. Il y a là tous ceux qui m’ont le plus marqué.

- Vous êtes batteur, pianiste, arrangeur aussi. Comment vous définissez-vous ?

Il y a des moments où je ne sais plus trop (rires) ! Quand on me demande ce que je fais, je dis que je suis batteur de jazz mais… musicien de jazz, sûrement.

Simon Goubert © Fabrice Journo

- Le mûrissement de nous verrons… a été assez long. Avez-vous en tête un autre projet que vous aimeriez concrétiser ? Ou au contraire, êtes-vous en ce moment dans une situation où vous ne vous projetez pas ?

Je dois avouer que celui-là m’a pas mal vidé la tête. Il a pris tellement de place que le fait que ce soit terminé – la sortie est pour bientôt – va laisser beaucoup de place libre une fois qu’il aura pris son envol. Dans nous verrons…, j’ai désiré faire quasiment tout de A à Z et je ne remercierai jamais assez toutes celles et ceux qui m’ont permis de le faire : notamment l’administratrice Virginie Crouail qui a réalisé un travail incroyable pour que tout se réalise dans de bonnes conditions. Je pense aussi à Stella et Francis Linon qui m’ont dit qu’ils voulaient sortir le disque alors qu’ils ne connaissaient que les deux morceaux chantés par Stella.

Ils m’ont laissé aller au bout de toutes mes envies, quasiment jusqu’à la pochette. Mais je crois que de toute façon, ma prochaine envie est de revenir à un quartet ou quintet vraiment de jazz. J’ai envie de rejouer ces musiques à la batterie parce qu’il y a tout un pan de la musique qui m’a forgé à la batterie, que je ne retrouve pas forcément lorsque je suis sideman. Je vais donc combler ce manque en rejouant à la batterie des musiques que j’aime, qu’elles soient personnelles ou pas.

Entretien réalisé le mercredi 21 août 2019