Scènes

Le Grand Silence à l’Écluse

Pour les 20 de Freddy Morezon, une série de concerts.


Premier événement d’un cycle de plusieurs soirées atypiques organisées pour fêter les 20 ans de Freddy Morezon, collectif très actif à Toulouse depuis 2002 dans les franges du jazz et des musiques improvisées, le 10 septembre dernier était l’occasion pour les mélomanes à l’esprit curieux de changer leurs habitudes en allant découvrir un nouveau groupe : Le Grand Silence, dans un lieu culturel ouvert lui-même depuis peu : « L’Écluse Saint-Pierre », à Toulouse.

Nichée au cœur d’un bâtiment datant du dix-huitième siècle idéalement situé en bord de Garonne, « L’Écluse Saint-Pierre », avec son café, son restaurant et sa salle de 300 places, a de quoi séduire les Toulousains. Pourtant, du fait d’un défaut de conception ou de réalisation de l’isolation phonique lors des travaux, la salle de concert fraîchement restaurée ne peut plus diffuser pour le moment les concerts de musiques amplifiées. Dans l’attente d’une solution, le lieu reste cependant ouvert et certains concerts sont possibles, en acoustique. Autant dire que ce soir-là le nom du groupe Le Grand Silence « colle » bien à la situation !

Cette formation qui compte dix musiciens ressemble à un orchestre d’harmonie, et est composée d’instruments à vent (bois et cuivres), à percussion, agrémentés ici d’une contrebasse et d’une voix. Si on a vu fleurir cette formule orchestrale au début du vingtième siècle à travers les harmonies municipales, notamment dans le nord de la France, la grande majorité des orchestres d’harmonie aujourd’hui sont surtout des formations militaires et de police. Avec Le Grand Silence, la confusion avec les artistes représentant les forces de l’ordre n’est pas une évidence, ni dans le répertoire ni dans l’apparence des musiciens dont le seul élément vestimentaire qui leur soit commun est constitué par les bretelles, dépareillées ça va de soi !

A l’initiative du projet, le saxophoniste Florian Nastorg, très impliqué au sein du collectif Freddy Morezon, signe l’essentiel des compositions originales.
L’orchestre se compose de saxophones avec Marc Maffiolo au basse, Florian Nastorg au baryton et Andy Lévêque à l’alto, de cuivres avec Guillaume Pique au trombone, William Laudinat à la trompette et Sébastien Cirotteau à la trompette et au saxhorn alto, de percussions avec Léonard Bossavy à la grosse caisse et au glockenspiel et Clém Thomas à la caisse claire et aux cloches tubulaires (remplacé pour ce concert par Jean-Pierre Vivent), d’une contrebasse jouée par Youssef Ghazzal et de la voix de Luc Fagoaga, portée par ses deux mégaphones.
L’orchestration choisie par Florian Nastorg permet au groupe de jouer sa musique en plein air, sans sonorisation, ce qui est un atout supplémentaire, mais peut tout aussi bien jouer en salle, avec peu ou pas de sonorisation, comme ce soir à l’« Écluse ».

Le Grand Silence

Au commencement, sur une pédale en do jouée à l’archet par Youssef Ghazzal à la contrebasse et par Guillaume Pique au trombone, la voix de Luc Fagoaga s’élève tel un chant ancestral venu des montagnes, et l’on se sent instantanément projeté dans un ailleurs, dans une temporalité suspendue qui laisse venir en soi des images inspirées par les sons. Andy Lévêque, au saxophone soprano, rejoint le chanteur sur un motif en quarte joué à l’unisson, puis ce sont les percussions et les saxophones qui rentrent, et enfin les cuivres et Luc Fagoaga qui jouent ensemble le thème en questions/réponses de ce morceau composé par Florian Nastorg : “La Piste des larmes”, dont une des parties du thème rappelle la chanson révolutionnaire “Ah ! ça ira, ça ira, ça ira”. Un pont nous entraîne dans une ambiance percussive où les musiciens aux palmas répondent aux percussions, créant une polyrythmie d’où s’extrait Florian Nastorg par un ostinato au saxophone baryton, bientôt rejoint par les trompettes et le reste de l’orchestre pour une un crescendo final tout en suspension.

Le concert sera captivant ! Le son circule et l’on se familiarise avec la diversité des timbres, comme dans l’introduction de « Requiescant », composition de Florian Nastorg. Quelques reprises comme cet extrait de « Passagi nel tempo » d’ Ennio Morricone, tiré de la musique originale du film « Le Grand Silence », musique contemporaine aux motifs obsédants qui évoque aussi celle des films horrifiques italiens des années 70 : les gialli.
Avec le « Pie Jesu » de Lili Boulanger, arrangé par Florian Nastorg, on retrouve l’esprit de l’Art Ensemble of Chicago dans le jeu vif et débridé de Sébastien Cirotteau. Andy Lévêque, avec « Socquette acqueuse », propose une composition très étirée temporellement, pleine de recueillement grâce à une mise en scène sobre où les postures, les regards et le placement ont un sens, une dramaturgie, le tout donnant ainsi à voir des images des musiciens sur scène qui paraissent comme figés par un instantané photographique. Avec la « Sonate funèbre », un morceau traditionnel joué lors de processions en Italie du sud, on est saisi par l’émotion. Sur un tempo très lent, l’orchestre guidé par Marc Maffiolo au saxophone basse dodeline de gauche à droite, créant un bel effet visuel et permettant aux musiciens de s’aider aussi du mouvement pour garder le tempo. Plus un morceau est lent et plus il est difficile à jouer, et Marc Maffiolo fait partie de ces musiciens qui ont cet ancrage rythmique et la concentration qui permettent à l’orchestre de se sentir en confiance. Ce musicien fait partie aujourd’hui des rares spécialistes du saxophone basse en France, instrument qu’il utilise désormais dans chacun des groupes dans lesquels il joue. Le son du basse ici, d’une profondeur et d’une rondeur sépulcrale, porte l’orchestre d’où se dégage avec une belle retenue le son ample et velouté de Guillaume Pique au trombone et la trompette de William Laudinat dont le phrasé et l’énergie rappellent ici quelque chose de la Nouvelle-Orléans. Moment de temps suspendu à l’écoute de cette sonate funèbre , et l’on se demande : Qu’y a-t-il après ? Après la mort ? Le grand silence ? Un nom de groupe qui, une fois encore, « colle » bien à la situation !

Le Grand Silence

Luc Fagoaga propose sa composition « Loterie lingot », et fait de nous les badauds d’une foire qu’il harangue sans relâche, tel un vendeur d’élixir miracle : ” un franc pour 400 000 francs messieurs dames !”. Luc Fagoaga surprend : sa voix, son implication physique dans la musique, son dispositif sonore avec les deux mégaphones, la façon dont il utilise le volume et le “cut”, les samples qu’il distille ici et là avec parcimonie durant le spectacle, tout cela concourt à faire de ce chanteur singulier et investi la grande originalité dans l’orchestration musicale du projet proposé par Le Grand Silence. La justesse de ses interventions confère à la musique une autre dimension, plus engagée, plus onirique, où sa voix et celle de l’orchestre fusionnent parfaitement.
Également un magnifique travail de la section des percussions, très à l’écoute de ce que jouent les autres musiciens, avec Léonard Bossavy à la grosse caisse et Jean-Pierre Vivent à la caisse claire. Avec un jeu précis et épuré, ils impulsent avec sobriété l’énergie vitale au mouvement. À certains moments, comme dans « Requiescant », ils font penser aux musiciens de la Garde impériale sur les champs de bataille durant le premier empire, allant de l’avant sans faillir. Youssef Ghazzal, à la contrebasse , travaille dans les basses fréquences du son de l’orchestre, qu’il partage avec Marc Maffiolo, Florian Nastorg et Léonard Bossavy. De magnifiques interventions à l’archet, notamment dans « Pie Jesu » pour un travail de l’ombre le plus souvent en accord avec les saxophones.

On voyage dans les styles : les compositions de Florian Nastorg peuvent emprunter au swing comme au début de « 4600 », se poursuivre par un passage chanté a cappella en tutti, avant de transiter par la musique répétitive pour finir en free jazz. On est dans le minimalisme avec « Ville fantôme », alors que « Lakota », le dernier morceau de la soirée, avec son tempo allegro, nous rappelle de façon jubilatoire la formation Brotherhood of Breath de Chris McGregor.

Au-delà de la référence cinématographique et de l’imaginaire du western-spaghetti d’où son nom est tiré (Le Grand Silence est un western franco-italien réalisé en 1968 par Sergio Corbucci avec Jean-Louis Trintignant et Klaus Kinski, dont Ennio Morricone signera la musique), les morceaux joués par Le Grand Silence ont vraiment pour effet dès les premières notes de procurer cette stimulation, cette résonance dans l’imaginaire de l’auditeur. Rares sont les orchestres comme celui-ci, avec un grain si particulier lié à une orchestration atypique dont la voix est le sésame. Dix donneurs de sons avertis, que l’on retrouve dans d’autres projets portés par Freddy Morezon, collectif dont on peut suivre l’actualité via leur site internet. Plus qu’un simple concert, Le Grand Silence propose une expérience spectaculaire qui ravira les mélomanes, les cinéphiles, et ceux qui se trouveront face à eux par le fait du hasard, ou pas !