Scènes

Le jazz prend ses quartiers d’été

La Dynamo de Banlieues Bleues à Pantin accueillait ce 21 juillet 2010 un duo piano-cirque et un groupe de jazz klezmer mâtiné de rock psyché.


Comme chaque année, la capitale est réveillée de sa torpeur estivale par le fabuleux festival Quartiers d’été, qui propose spectacles de cirque, pièces de théâtre, concerts, performances et expositions, à l’intérieur ou en plein air, payants ou gratuits, intra-muros ou en proche banlieue. C’est ainsi que la Dynamo de Banlieues Bleues à Pantin accueillait le 21 juillet un duo piano-cirque et un groupe de jazz klezmer mâtiné de rock psyché.

Il y a foule en cette fin d’après-midi dans le hall gris et orange de la Dynamo ; on est assis par terre - seuls quelques chanceux ont un siège -, en demi-cercle autour d’un piano noir ouvert et d’un tapis de sol au-dessus duquel est suspendu un très grand miroir. Stephan Oliva, impassible, s’installe sur le tabouret, et Mélissa Von Vépy, l’initiatrice du projet, sur l’instrument même ; elle mâchouille un collier de bonbons en feignant de ne pas voir le miroir, dont la présence est massive, intimidante. Il est composé de plusieurs petits miroirs assemblés, collés, additionnés, et donne son nom au spectacle, Miroir, Miroir [1].

Créé l’an dernier au Festival d’Avignon, celui-ci ne dure qu’une demi-heure - mais une demi-heure chargée d’inquiétude, d’angoisse, de questionnement : la circassienne se regarde, curieuse et effrayée. Elle nous tourne le dos, mais nous voyons son image. L’image de soi est au coeur de la rencontre, la sienne mais aussi la nôtre. Le miroir balance et nous présente notre reflet, gêné pour certains, amusé pour d’autres. Tout d’un coup, Mélissa Von Vépy brise le miroir central - on sursaute. Les éclats de verre jonchent le sol. Commence alors une danse aérienne entre les deux corps : l’organique et son double lisse. Ils jouent, s’affrontent, créent de nouvelles formes. Mélissa perd un bras, retrouve une jambe, passe de l’autre côté du miroir… Deuxième surprise, through the looking glass, c’est brisé, noir, chaotique. L’angoisse habite les lieux. Stéphan Oliva accompagne la rencontre avec des mélodies de Bernard Herrmann [2], compositeur de film noir (il a notamment écrit la bande originale de Psychose), et des compositions personnelles présentes sur Stéréoscope [3]. Celles-ci sont mélodiques et poétiques, celles-là pétries de silence, de syncopes, d’attente. L’air de ne pas y toucher, la musique est complice du corps : la synchronie est fréquente. Un enfant pleure, on s’agite ; l’angoisse s’empare de la salle. Il se met à pleuvoir ; venue du jardin, une odeur de terre mouillée envahit la pièce. La circassienne se débat toujours avec les deux côtés du miroir. Ils tournent dans les airs. Match nul. Elle redescend sur terre, récupère son second talon perdu dans la bataille. Les applaudissements libèrent le souffle retenu dans l’air.

Une bière à la châtaigne plus tard, on se retrouve dans la salle de concert pour Yom et sa nouvelle création, du « psychedelic eastern european post rock », annonce le programme. Du post rock psychédélique, on voit à peu près : rythme régulier, plutôt lent, une basse régulière aussi, une guitare, un clavier ou les deux (comme dans le groupe Limousine) dessinent une transe montante et descendante. De la musique d’Europe de l’Est, on voit aussi : le champ est vaste, mais on devine des sonorités orientalisantes, une clarinette très présente, une grande amplitude mélodique. Alors qu’est-ce que le post rock psychédélique d’Europe de l’Est ? C’est Yom.

Le « new king of klezmer » changeait déjà de registre avec Unue, un album introspectif et poétique. Ici, avec Manuel Peskin aux claviers, Sylvain Daniel à la basse et Sébastien Lété à la batterie, il mélange envolées à la clarinette et rock quasi tribal. Une enfilade de morceaux anonymes, car, « s’il est facile de composer et jouer, qu’il est dur de trouver des titres ! », défilent dans la tête et le corps du spectateur. C’est un road trip à 10km/h, le paysage est assez plat, avec parfois une colline au loin. On est assis et on se laisse faire… avec bonheur. La transe prend aux tripes, tant et si bien qu’il est difficile de la décrire. Notons simplement que la musique réveille les sensations, que l’on se sourit, que c’est un voyage à la fois personnel et collectif en Turquie, en Serbie, à travers les Balkans, qu’il se nourrit de jazz mais aussi d’électro et de rock, et que le public en redemande. Au lieu de l’heure et quart annoncée, ce sont deux heures de concert qui passent sans qu’on y songe. Ni titres, ni grands mots, ce soir, l’émotion a pris le dessus.

par Raphaëlle Tchamitchian // Publié le 9 août 2010

[1Compagnie Moglice - Von Verx.

[2Stephan Oliva, Lives of Bernard Herrmann, Sans Bruit, 2010.

[3Stéphan Oliva (p), Claude Tchamitchian (cb), Jean-Pierre Jullian (dr), La Buissonne, 2009.